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quelques Indiens porteurs de son bagage, lorsqu’il se vit entouré soudainement par une nuée de petits noirs. C’était une tribu qui, se sentant en nombre, n’avait pas craint d’approcher. Leurs arcs passés sous le bras comme le fusil des chasseurs au repos, leurs flèches réunies dans des carquois de bambou jetés en sautoir sur les épaules, annonçaient des intentions pacifiques. Ils semblaient hésitans et absorbés dans la contemplation du premier Européen assez osé pour s’aventurer dans leurs forêts. Le Prussien, quelque peu surpris tout d’abord, revint bientôt de son étonnement et, prenant ses crayons, il s’apprêtait à esquisser quelques portraits, lorsque l’un des sauvages, s’approchant de lui en souriant, lui demanda en langue anglaise s’il connaissait à Manille un Américain du nom de Graham. C’était notre Pedrito. Il raconta toute son histoire, et lorsqu’il l’eut terminée, ce fut en vain que le naturaliste tenta de le décider à revenir avec lui à Manille. Le jeune sauvage s’offrit complaisamment à aider le savant dans ses recherches, et lui donna même quelques coquilles terrestres fort belles, puis, lorsque la nuit vint, il s’enfuit avec toute sa tribu. Longtemps le naturaliste prussien et ses guides entendirent au loin les échos de la montagne retentir d’un cri aigu. C’était le cri d’alarme que les Negritos font entendre lorsqu’ils se croient menacés de quelque danger. Ceci se passait en 1860. Sans doute en ce moment encore, au sommet le plus élevé du Marivelès, abrité sous quelque roche, à la lueur d’un bûcher dans les cendres duquel il va se rouler, parfois l’œil attaché sur un navire qui cingle vers l’Europe, Pedrito continue à faire à ses naïfs compagnons la description des merveilles qu’il entrevit sous nos latitudes. Doit-on le plaindre de son éloignement pour nos mœurs ? Chacun répondra selon son tempérament et ses idées ; mais on peut croire que beaucoup d’hommes civilisés lui envient l’air pur et libre de ses montagnes, et qu’il n’envie certes point celui de nos villes.


II

— Perpetuo, dis-je un matin à l’arraez du brick, nous voici bientôt au but de notre voyage ; ne trouvez-vous pas étrange que les Moros soient restés invisibles pour nous seuls ? — Il me regarda finement, et après un instant d’hésitation il m’assura que nous ne verrions pas de pirates avant notre arrivée à Butuan. Comme il me vit surpris de sa réponse, il ne tarda point à me confier qu’il avait, avant notre départ de Manille, mis son brick sous la protection de la Vierge. Il avait fait dire une neuvaine pour l’obtenir ; mais cet acte de piété, qu’il considérait comme une véritable assurance contre la rencontre des infidèles, lui coûtait neuf piastres, grosse somme en vérité, et à laquelle il espérait bien que j’aurais