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favorable depuis le point du jour, devint contraire à la tombée de la nuit. Au lieu de nous rapprocher du but, nous faisions fausse route, comme disent les marins. Ce fut à la bruyante désolation de Perpétue, que je devinai toute l’importance du changement qui venait de s’opérer. Il n’avait certes pas tort de se lamenter, puisque, avec encore une heure de bonne brise, il nous eût été facile de jeter l’ancre dans un mouillage sûr. Les voyageurs accoutumés aux incertitudes d’une navigation à voiles savent combien sont instantanés les caprices du vent. Nous avions pu distinguer, à l’heure de l’Angélus, les lumières dont Butuan s’était éclairé. Mon capitaine soutenait qu’on avait dû illuminer le village pour fêter notre arrivée, et il n’y avait à cela rien d’improbable : nous venions de Manille, et nous apportions à de pauvres isolés des nouvelles de la mère-patrie.

— Si nous étions à terre, s’écriait Perpetuo avec fureur, nous serions en ce moment chez le père de ma fiancée Carmencita ; elle et ses amies, des Indiennes jolies et modestes, nous serviraient un chocolat épais, et d’autant plus succulent qu’il aurait été pétri par leurs petites mains, et que Mindanao produit le meilleur cacao de l’Océanie. La soirée se serait passée à fumer de délicieux puros, à écouter, nonchalamment assis sur des chaises à bascule, des chansons indigènes chantées par quelque brune et langoureuse fille du pays ; puis l’arrivée d’un brick apportant des lettres et la présence d’un Européen étranger, — chose rare ici, — eussent donné de l’animation à la terlulia. On aurait dansé toute la nuit la habanera[1] au son des guitares et des harpes.

Malheureusement tous ces beaux rêves évoqués par l’enthousiaste arraez durent s’effacer rapidement de notre esprit ; plus l’ombre descendait, plus le vent augmentait de violence. De tous les points de l’horizon, de gros nuages accouraient vers nous et s’amoncelaient sur nos têtes ; les montagnes de Mindanao, déjà plongées dans l’obscurité de la nuit, s’éclairaient presque sans relâche à la lueur d’éclairs immenses. Vers une heure du matin, toujours roulés par la bourrasque, et lorsque depuis longtemps les lumières de terre avaient disparu, Perpetuo, après une pénible bordée qui nous avait poussés au fond d’une baie, vint me demander si je lui conseillais de jeter l’ancre pour attendre la fin du gros temps à l’endroit où nous nous trouvions. Ignorant complètement quelle pouvait être notre situation, j’allais lui répondre que ce parti me semblait le plus sage, lorsqu’une secousse du brick nous fit tout à coup tressaillir. L’équipage poussa un cri d’alarme ; la sonde fut

  1. La habanera est une marche lente cadencée, accompagnée de gestes pleins d’abandon, et convenant parfaitement à de paresseuses et coquettes créoles.