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sans pilote, tournant sur eux-mêmes à chaque tourbillon. Dans l’intérieur des cases, des réunions nombreuses, animées par de copieuses libations d’eau-de-vie de riz, écoutaient des chanteurs convoqués par le maître de la maison, et qui se faisaient accompagner sur un orgue en bambou ou une lyre monocorde. Il y a dans le répertoire des Laotiens un certain nombre d’anciennes chansons ; mais le plus souvent c’est par des improvisations que les troubadours charment leurs auditeurs. Les circonstances, les personnes présentes, leur fournissent des sujets ; tantôt gais et railleurs, tantôt romanesques et tendres, ils prennent quelqu’un à partie dans le cercle qui les entoure. D’une imagination fertile, presque inépuisable, la voix leur manque avant l’inspiration ; ils sont de toutes les fêtes publiques comme de toutes les réjouissances de famille. J’ai vu un de ces poètes d’amour s’adressant à une jeune fille commencer par les accens les plus doux, les plus discrets et les plus chastes, s’animer par degrés et atteindre en finissant des notes tellement aiguës que la belle fuyait en rougissant. La musique vocale ou instrumentale semble d’ailleurs absolument dans l’enfance. A nos oreilles d’Européens, tous les airs paraissaient être un même récitatif monotone dont les finales étaient uniformément prolongées. Il n’en est point ainsi pour les gens du pays. Ceux-ci font très bien la différence entre deux chanteurs et deux instrumentistes.

Le lendemain, les sauvages avaient regagné leurs forêts, ou nous nous proposions d’aller les visiter ; la ville rentrait dans son calme ordinaire, et, le roi ayant perdu dans la nuit un grand-mandarin, son parent, la cour prenait le deuil. Ce respectable personnage avait fait appeler le médecin de l’expédition ; mais les bonzes lui persuadèrent que les remèdes prescrits étaient contraires aux rites sacrés, et il se laissa pieusement mourir. Un bûcher lui fut dressé en grande pompe derrière la pagode royale ; les bonzes arrivèrent montés à califourchon sur le cercueil, qui était couvert de fleurs et d’ornemens en cire. Quand ils en furent descendus, la bière fut placée au sommet de la pyramide de bois ; chacun s’approcha pour y mettre le feu. Les flammes, mordant le bois sec, montèrent en pétillant. La foule cependant trouvait le spectacle trop long, et les bonzes, à peu près ivres, donnant l’exemple, les assistons s’emparèrent de bambous, se mirent à attiser la fournaise, et s’attaquèrent au cercueil lui-même, qui, presque consumé, s’ouvrit. Les muscles du corps s’étaient contractés sous l’action du feu, et je vis au milieu des flammes deux mains se dresser vers le ciel. Ce spectacle lugubre parut amuser beaucoup les Laotiens. Je ne trouvai plus le lendemain à la place de ce bûcher qu’un peu de cendre et