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proposé ? Nous apprécions Napoléon le Petit comme si c’était une œuvre éloignée de nous par les siècles, une philippique de Démosthène par exemple. Démosthène, à la place de M. Victor Hugo, aurait concentré l’attaque contre Philippe, il n’aurait point déchaîné son éloquence contre la magistrature, l’armée, l’église, les fonctionnaires, la bourgeoisie et tout le monde. Il aurait banni sévèrement de son œuvre la fantaisie ; il eût craint surtout de paraître par momens s’amuser de son sujet, et songer plutôt à son esprit qu’à une question de vie ou de mort pour la patrie. Démosthène était homme d’état. Napoléon le Petit n’en fut pas moins une assez belle revanche pour l’orateur, et M. Victor Hugo banni trouva un auditoire ému et même sympathique dans ces Français qui venaient de répondre au coup d’état par plus de 7 millions de votes affirmatifs, dans ces Français oui oui, que son livre régalait d’une plaisanterie d’un goût douteux à leur adresse.

La fortune du second empire a voulu que la muse de M. Victor Hugo fût outre mesure passionnée et injurieuse. Imaginez en effet quel spectacle et quelle leçon eût offerts à la postérité, à côté du pouvoir rétabli par un coup d’état, une protestation noblement énergique, puissante et calme ! L’âme humaine aime ces contrastes des nécessités fatales qu’elle subit et des revendications de la justice, qu’on n’étouffe jamais entièrement ; mais le langage de la justice ne doit pas ressembler à celui de la violence qu’elle est destinée à combattre. Il y a dans les Châtimens un vers odieux, un vers coupable, qui fait l’effet de la tache de sang de lady Macbeth, et que les deux ou trois contre-parties ajoutées plus tard, tout éloquentes qu’elles soient, ne parviennent point à effacer. Otez ce vers, qu’il faut attribuer à la manière théâtrale, non au caractère de l’auteur ; supprimez les grossièretés, les trivialités qui déparent ce recueil : la satire ne perdra rien de sa force, la vengeance poétique rien de sa sombre beauté, les Châtimens demeureront un des plus admirables recueils qu’ait publiés le poète. Pour cette fois, il s’est rajeuni ; il a conquis un genre nouveau ; aucun de ses écrits antérieurs n’autorisait à attendre une telle œuvre, une œuvre de courroux sortie d’une plume qui n’avait jamais parlé que d’amour et de sympathie exubérante. Idées, expressions, langue, versification, presque tout a marché de front vers un idéal que jusque-là M. Victor Hugo n’avait pas entrevu. Sauf quelques taches peu nombreuses et qui se multiplieront dans les recueils suivans, en écartant, bien entendu, les notes criardes et les détails furieux dont nous avons parlé, ce livre est une date importante dans la vie littéraire de l’auteur. Nous ne disons pas qu’il faut se hâter de lui faire accueil ni le proclamer comme modèle, n’étant ni juge en cette matière, ni