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régens ; le temps n’est pas encore venu d’examiner, comme nous essaierons peut-être de le faire un jour, ce qu’ils ont eu d’habileté et de succès. Leur situation est moins difficile qu’on ne le croirait au premier abord. Tant que l’accord ne se rompra pas entre les deux hommes distingués qui portent le principal poids des affaires, la régence n’a guère de compétitions à craindre ; ici le personnel politique est très restreint ; MM. Garachanine et Marinovitch, les seuls qui pussent faire échec à la régence, ne sortiront pas sans de graves motifs de la retraite que leur ont conseillée les circonstances et le soin de leur dignité. Quant à des partis, maintenant surtout que les Kara-Georgevitch ont été frappés par un verdict que semble avoir ratifié l’opinion publique, il n’y en a point en Serbie. Tous ceux qui connaissent ce pays sont unanimes à dire qu’une de ses grandes forces, c’est sa cohésion. Les Serbes paraissent bien plus froids que les Hellènes, ils n’ont pas leur ardeur de propagande, leur enthousiasme inquiet et bruyant ; mais, pour être plus contenue, la passion nationale n’est pas chez eux moins vive, et ils savent mieux s’organiser, ils sacrifient plus volontiers leurs rivalités personnelles. On ne retrouve pas chez le Serbe cette vanité égoïste, intraitable, cette ambition individuelle qui, dès l’âge héroïque et dans l’antiquité, empêcha toujours les Grecs de s’unir dans un effort commun, qui les aurait perdus au commencement de ce siècle sans l’intervention de l’Occident. Le peuple serbe, dès qu’il a confiance dans ses chefs, se serre autour d’eux, et obéit docilement à l’impulsion qu’ils lui donnent ; c’est là un trait du caractère national dont témoigne toute l’histoire de la Serbie moderne.

En ce moment, la question intérieure paraît surtout occuper les Serbes ; une skoupchtina qui se réunit pendant que nous écrivons ces pages va être conviée à modifier dans un sens libéral la constitution du pays. Quant à ces projets d’agrandissement territorial que caressent tous les Serbes, c’est aux événemens extérieurs de faire naître une de ces occasions dont leurs hommes d’état ont su jusqu’ici profiter avec un tact et un bonheur singuliers. On ne se fait pas faute sur les rives de la Save de dire que la question -d’Orient est surtout une question serbe, que le nœud n’en est ni à Constantinople ni à Athènes, qu’il est à Belgrade. Quoi qu’on puisse penser de ces idées et de ces espérances, ce qui est certain, c’est que la Serbie, avec sa remarquable organisation militaire et les approvisionnemensamassés à Kragoujevatz, dans sa place d’armes, est prête à profiter de toutes les chances favorables que l’avenir peut lui présenter ; elle ne se trouvera dans aucun cas prise au dépourvu, elle ne s’exposera jamais à se jeter étourdiment en avant pour reculer ensuite à la première menace sérieuse.


GEORGE PERROT.