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prisonnier, grâce à l’ardeur qui l’emportait et le poussait toujours au plus fort et au plus sanglant de la mêlée ! Que de fois aussi, dans ses nombreuses captivités, ne dut-il sa délivrance qu’à l’admiration qu’il sut inspirer à ses gardiens, à ses geôliers ! Après huit mois de captivité chez les chevaliers teutoniques, il s’échappa un jour dans le costume de l’ordre (le fameux manteau blanc avec la croix noire) et sur le cheval même du grand-maître ; mais il eut soin de renvoyer le cheval avec des excuses aussitôt qu’il fut arrivé à la frontière. On croirait presque avoir devant soi quelque roman de Lancelot ou d’Aimon lorsqu’on lit dans les chroniques des moines allemands les prouesses du frère d’Olgerd, « le prince de Troki ; » on y rencontre des traits et des scènes qui font penser à la Gerusalemme, ou qu’on regrette de ne pas retrouver parmi les terzines de Torquato. Quel tableau, par exemple, que cette prise de Johannisbourg, ainsi que nous la retrace la plume sobre et sèche d’un écrivain moine ! Surpris dans une attaque nocturne, les chevaliers de la garnison avaient mis bas les armes ; vêtus de leurs manteaux blancs avec la croix noire, ils sont tous réunis dans l’étroite cour de la forteresse, qu’éclairent des flambeaux aux lueurs fumeuses et rougeâtres. Tout autour, les vainqueurs dans leurs peaux de moutons aux poils retroussés, les arcs et les flèches dans leurs mains, poussent des cris de vengeance sauvage ; les kriwés, les prêtres de Znicz, demandent des sacrifices humains pour leur dieu tant de fois outragé. Le malheureux commandant de la garnison s’avance ; c’est le comtur Othon, un vieillard à la barbe blanche et à la jambe de bois : « Fils de Gédimin, je suis prêt à mourir, mais grâce pour mes compagnons ! » Le fils de Gédimin lui prend la main : « Choisis quatre de tes compagnons qui te sont le plus chers et quitte la ville en liberté ; quant aux autres, ils auront tous la vie sauve, c’est Keystut qui l’a dit… » La parole de Keystut, amis et ennemis savaient bien qu’elle était sacrée, et « qu’il n’estimait rien au-delà de la bravoure, si ce n’est l’honneur. » — « Keystut, ainsi s’exprime un chroniqueur de l’ordre, aimait avant toute chose la gloire et la vérité. Toutes les fois qu’il méditait une expédition contre nous, il en prévenait loyalement notre grand-maître, et il ne manquait jamais de venir après un tel avertissement… » Disons-le cependant, l’auteur de Hedvige et Jagello, Karol Szajnocha, ne partage pas complètement à l’égard du frère d’Olgerd l’admiration exaltée qu’avaient pour lui ses contemporains : il lui tient rigueur de son esprit peu politique, d’une vie entièrement vouée aux prouesses et aux aventures ; il lui trouve la tête toujours trop jeune, légère et légèrement folle. Tête folle, nous le voulons bien, mais cœur si droit et âme si loyale ! Nature noble, chaleureuse et charmante, et à laquelle ne devait pas manquer non plus « ce je ne sais quoi