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influences funestes ; mais « l’esclavage organisé » tel que nous le présente le royaume de Gédimin est un des spectacles les plus tristes de l’abaissement humain. Ce n’est pas seulement par le fait de la naissance ou de la captivité qu’on y était esclave : l’homme libre, lui aussi, le devenait sur l’arrêt du souverain, ou lorsqu’il ne pouvait acquitter ses impôts, ses dettes, ou lorsque la faim le forçait de se vendre volontairement à un autre. Le propriétaire de ces esclaves, l’homme de guerre, le boyar[1] n’était lui-même que l’esclave du prince : sans le consentement du souverain, il n’avait la liberté ni de marier sa fille, ni de vendre ou d’aliéner la moindre parcelle de son bien, ni de laisser son héritage à ses fils. La femme qu’il achetait, ses enfans, sur lesquels il avait droit de vie et de mort, étaient bien sa propriété, sa « chose, » et il pouvait les vendre pour payer ses dettes ; mais lui-même il était sous la tyrannie du grand-duc. Qu’il est effroyable, le tableau que nous retrace de cette tyrannie un contemporain, Æneas Sylvius, celui qui depuis fut le pape Pie II ! Il nous montre un de ces grands-ducs (un des meilleurs) chevauchant toujours avec son arc tendu et abattant de ses flèches tout homme qui encourt sa colère, — carnifex sanguinarius ! Plus d’une fois le sang coule pour le simple amusement du prince ; souvent aussi le « coupable » est cousu dans une peau de bête et jeté aux ours qu’on élève exprès pour ces exécutions horribles. Un jour les Polonais qui accompagnaient le grand-duc Witold en Lithuanie assistèrent à une scène étrange. Le prince avait condamné deux malheureux à la mort ; ils devaient se pendre eux-mêmes, et l’un des patiens exhortait l’autre à faire vite. « Dépêchons-nous, le kniaz s’impatiente !… » Les fils d’un pays libre demeurèrent stupéfaits devant une pareille abjection dans la servitude. Deux siècles plus tard, les Polonais devaient encore éprouver le même sentiment à Moscou en voyant ce grand seigneur russe qui, empalé sur l’ordre d’Ivan le Terrible, ne cessa de crier pendant les vingt-quatre heures que dura son épouvantable supplice : « Grand Dieu, protégez le tsar !… » Ah ! c’est que la servitude porte partout les mêmes fruits empoisonnés, — dans la Rome élégante des césars comme dans les forêts vierges que hante le zubr, — et que ceux qui parlent de la morale indépendante ne se doutent guère à quel point l’âme humaine est avilissable !

il n’y avait qu’un seul moyen de relever, dans la Lituanie du XIVe siècle, les âmes flétries par l’esclavage et de leur donner le sentiment de la dignité, de la liberté : ce moyen, c’était la parole de l’Évangile, la civilisation chrétienne, qui pénétrait lentement dans ce « pays sans soleil. » Les moines franciscains y jetaient les

  1. De boy, woy, woyna, guerre.