Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands-ducs ; ils voyaient avec une défaveur égale les fréquens mariages des grands-ducs avec les princesses slaves, qui habituaient la cour de Wilno et de Troki à la vue des cérémonies chrétiennes ; encore moins se souciaient-ils d’entreprendre, de concert avec les puissances voisines, — avec la Pologne par exemple, comme les papes ne cessaient de le leur recommander, — quelque expédition décisive pour en finir d’un coup avec « les fils de Baal. » Peu s’en fallut que les grands-maîtres de l’ordre n’eussent garanti à la Lithuanie un paganisme perpétuel, comme plus tard leurs successeurs, les rois de Prusse, devaient « garantir » à la république polonaise ses « perpétuelles libertés, » sa constitution anarchique, gage assuré d’une mort lente et fatale. Ce qui est certain, c’est qu’au XIIIe siècle Mindowé, après avoir un moment professé la foi catholique, était revenu au culte de Znicz à la suite des exactions de l’ordre, et de même dans le siècle suivant le grand Olgerd devait s’écrier un jour : « Ce n’est pas à ma religion, c’est à mes biens qu’en veulent ces chevaliers ; je resterai donc dans le paganisme[1]. » Cette possibilité d’une conversion spontanée des souverains de la Lithuanie était la terreur constante des grands-maîtres. « Ce serait, écrivait l’un d’eux, une calamité immense pour le monde chrétien et pour l’ordre, car une pareille conversion ne saurait avoir rien de solide et de sérieux… » Ce qui leur paraissait solide et sérieux par excellence, c’était leur établissement dans les provinces polonaises. De là ils entendaient isoler la Lithuanie, lui couper toute communication avec l’Occident et lui prendre une terre après l’autre, à loisir, sûrement, en y « déracinant » les anciens habitans et en y implantant des colons germaniques. A le bien prendre, l’ordre teutonique n’agissait point autrement, à l’égard de l’idée chrétienne d’alors, que ne le fait la Prusse contemporaine à l’égard de l’idée moderne, de « la grande idée allemande. » — « Le roi, écrivait en 1866 M. de Bismarck à M. de Goltz dans une dépêche maintenant fameuse[2], le roi attache moins de prix à la constitution d’une confédération politique du nord, et tient avant tout à des annexions ; il préférerait abdiquer plutôt que de revenir sans une importante acquisition territoriale… » Au XIVe siècle, les grands-maîtres attachaient moins de prix à la conversion du nord, et tenaient avant tout à des annexions ; ils frémissaient à l’idée d’abdiquer leur « mission » entre les mains d’un Mindowé, d’un Olgerd ou d’un Jagello baptisé, et voulaient s’assurer en tout cas d’importantes acquisitions territoriales.

  1. Non meam fidem sed pecuniam appetunt, et ideo perseverabo in paganismo. Chron. Vitodurani, chez Eccard, Corp. hist., I, 1784.
  2. Dépêche chiffrée datée de Nikolsbourg, 10 juillet 1866, et publiée tout récemment dans la Relation de l’état-major autrichien.