Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/366

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

appétits ravala au-dessous de la bête. Il n’eut aucune attention pour les affaires, se plongea dans les plaisirs grossiers, ne s’occupa point de ses intérêts les plus graves, oublia même de se défendre, perdant jusqu’à l’instinct de la conservation, propre à tous les animaux. Sa seule politique au début fut d’exalter la mémoire de Néron pour plaire à la multitude. Il offrit à ses mânes un pompeux sacrifice devant le tombeau du Champ de Mars ; il fit achever la Maison dorée ; il favorisa les histrions et les musiciens que Néron avait favorisés ; il se fit chanter les airs qu’il avait aimés. Après s’être fait délivrer quittance par ses créanciers terrifiés, il abandonna le pouvoir à qui voulut s’en emparer : son frère, son affranchi Asiaticus, quelques confidens, feignirent de diriger l’état pour frapper leurs ennemis personnels et déguiser leurs rapines. La seule fonction qu’il sut dignement remplir, ce fut de manger ; manger du matin au soir était le rêve de sa vie, ce fut tout son règne. Vitellius faisait trois repas, souvent quatre, et quels repas ! Dès que son estomac trop plein se refusait à recevoir ce qu’il y engouffrait, il se faisait vomir et recommençait. Il s’invitait chez les particuliers, à qui un festin digne d’un tel hôte ne coûtait pas moins de 70,000 francs. Pour l’attirer plus vite à Rome, son frère lui avait promis une fête gigantesque, où l’on compta en effet deux mille poissons et sept mille volatiles. Les flottes naviguaient sans relâche du Pont-Euxin aux colonnes d’Hercule pour rapporter ce que l’Orient et l’Occident produisaient de plus exquis.

Vitellius demanda aux beaux-arts la seule jouissance qu’ils pussent lui procurer. Il fit faire un plat d’argent colossal, qui valait 200,000 francs, qu’il appelait le Bouclier de Minerve, et qu’il fallut fondre dans des ateliers spéciaux bâtis hors des murs. On entassait sur ce bouclier, dédié ironiquement à la déesse de la sagesse, les laites de lamproies, les foies de carrelets, les langues de flamans, les cervelles de paons et de faisans merveilleusement accommodées. Il est permis toutefois, sans commettre un crime de lèse-majesté, de révoquer en doute la bonté d’un ragoût dont le principal mérite était de coûter des sommes immenses. Tacite, qui consulte les archives avec sa conscience et sa gravité ordinaires, nous apprend qu’en huit mois la table de Vitellius absorba 900 millions de sesterces, environ 180 millions de notre monnaie[1]. Dion Cassius atteste que ce règne ne fut qu’un repas perpétuel. Josèphe ajoute que, si Vitellius était resté plus longtemps maître de Rome, il aurait

  1. La statistique impériale était fort exacte : elle était dressée par une administration qui couvrait le monde et dont les rouages avaient atteint la perfection. C’est ainsi que l’administration avait constaté que pendant les trois premiers mois du règne de Caligula on avait offert 160,000 victimes pour l’empereur dans toute l’étendue de l’empire, ce qui laissait bien en arrière l’hécatombe vantée par les poètes.