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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/433

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inaperçu, des possibilités auxquelles on n’avait pas songé et dont on est actuellement préoccupé, dans les régions politiques, à l’état d’idée fixe. Comment expliquer de pareils tressaillemens ? Serait-ce l’effet d’un simple déplacement de voix, qui est loin d’avoir transformé l’opposition en majorité ? Non, l’Europe parlementaire est accoutumée à voir, à la suite d’élections, des majorités s’écrouler et des ministères forcés à la retraite, sans qu’un ébranlement soit remarqué parmi les populations. Autre chose a eu lieu chez nous. Comme je viens de le dire, on a senti qu’il s’était produit un fait nouveau. Cette nouveauté, c’est le suffrage universel manifestant sa volonté de vivre, de sentir, d’agir par lui-même, montrant par ce qu’il a pu encore comprimé et insuffisamment éclairé, ce qu’il pourra quand tous ses liens seront tombés, appelant l’attention publique sur ce point qu’il existe à présent dans notre politique une force supérieure, incompressible, irresponsable, apte à tout juger et à se déjuger.

C’est là un grand fait. Il valait la peine, à ce qu’il m’a semblé, de rechercher d’où est venu le germe du vote universalisé, quelles oscillations l’idée a subies dans la théorie, comment le droit abstrait est entré dans la pratique, sous quelle influence il s’y est développé, et comment sa marche jusqu’ici donne la mesure de sa portée dans l’avenir.


I

Il est remarquable que la grande période révolutionnaire n’ait appliqué le suffrage universel dans aucune de ses trois phases ; elle ne l’a admis que théoriquement en 1793, sans en faire l’essai. La constitution de 1791 adopta le suffrage à deux degrés, qui était dans sa pensée une vague réminiscence des anciens temps. Les citoyens actifs réunis de plein droit en assemblées primaires le second dimanche de mars choisissaient des électeurs à raison de 1 pour 100, et ceux-ci nommaient les députés. Était réputé citoyen actif tout homme âgé de vingt-cinq ans, et payant une contribution directe équivalant à la valeur d’au moins trois journées de travail. La fonction d’électeur était aussi subordonnée à certaines conditions de cens et de propriété. Cette qualification de citoyen actif blessait les instincts égalitaires de l’époque, et ce fut surtout pour la faire disparaître que la convention improvisa la constitution de 1793. Aux termes de ce nouveau contrat social, le peuple souverain comprenait tous les Français majeurs de vingt-cinq ans et domiciliés depuis six mois. Des assemblées primaires de 20 à 600 citoyens présens devaient nommer les représentans à raison de 1 pour