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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/478

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nous voulions, pour le retrouver et en suivre de nouveau le cours, gagner le village de Khemarat en coupant la presqu’île formée par le Mékong et la rivière d’Ubône. Il s’agissait donc d’organiser un voyage par terre. Nos lettres de Siam ne nous donnaient en aucune façon le droit de requérir des corvées gratuites. Elles invitaient seulement les autorités à faciliter notre voyage en intervenant au besoin pour nous aider à conclure des marchés. Jusqu’à présent, celles-ci avaient cru devoir faire plus qu’il ne leur était ordonné, et nous avaient spontanément et à titre gracieux fourni des moyens de transport. A Ubône, M. de Lagrée voulut que la commission essayât enfin de se suffire à elle-même ; mais les indigènes refusèrent de louer leurs épaules aussi bien que le dos de leurs animaux. Ils semblaient presque indifférons au salaire élevé que nous leur proposions, peut-être doutaient-ils même de la sincérité de nos promesses. Des gens qui se disaient grands mandarins et qui offraient de l’argent, cela leur paraissait contraire à la nature des choses. Nos appels pressans et répétés demeurèrent sans écho. Si la défiance que nous inspirions entrait pour quelque chose dans ce résultat fâcheux, la paresse des Laotiens, nous avons pu nous en assurer depuis, y concourait aussi pour une large part. Des négocians chinois nous ont dit qu’ils ne parvenaient eux-mêmes bien souvent à louer des porteurs qu’en intéressant grassement les gouverneurs de province. Ceux-ci usent alors des moyens de contrainte dont ils disposent, et le commerce vit aux dépens de la liberté individuelle. Ce simple fait jette un jour éclatant sur toute cette civilisation rudimentaire. Il fallut bien finir par recourir au roi, et celui-ci, au grand profit de notre caisse, nous tira facilement d’embarras. Nous avions fait de vains efforts pour former des contrats de louage ; sur un mot de sa majesté, quinze chars à buffles et à bœufs, cinquante hommes et six éléphans se groupèrent un matin, comme par enchantement, autour de notre case. Le despotisme a du bon quand on est bien avec le despote.

En quittant Ubône, nous suivons un chemin sablonneux comme les rues de la ville elle-même. Les chars enfoncent jusqu’à l’essieu dans cette poussière brûlante, et nous n’avons pour nous désaltérer aux heures de halte qu’une eau nauséabonde et saumâtre. Partout dans la campagne on fait la récolte du sel. Il est très abondant dans le pays, et plusieurs sources en sont chargées. Dans des bassins de terre glaise enduits de résine, l’eau s’évapore et le sel se dépose. Pour mesurer le degré de saturation du liquide, les indigènes ont imaginé une petite boule faite de terre et de résine qui va au fond en eau douce et flotte dans l’eau salée. Bien qu’il n’existe aucune graduation sur cet instrument primitif, leur œil exercé ne se trompe guère.