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remplaçons donc, au relais forcé que nous faisons à Amnach, nos véhicules par des porteurs qui n’acceptent pas une charge supérieure à 6 ou 7 kilogrammes, et nous nous remettons en route en emmenant une grande partie de la population mâle et valide du village où s’est formée notre caravane. Ceux que nous traversons sont tenus d’approvisionner notre monde, et cela ne laissait pas d’inspirer quelque pitié pour les malheureux brusquement soumis à une aussi forte imposition. En approchant du fleuve, le pays prend un aspect moins désolé. Rien de triste en effet comme d’immenses plaines couvertes de paille de riz tondue par des troupeaux de buffles que le sel attire. La grande forêt reparaît enfin, rarement touffue, mais verte encore. Les incendies ont bien fait çà et là comme de larges taches d’encre, mais les fraîches couleurs des jeunes bambous épargnés par le feu n’en ressortent que plus vivement. Nos éléphans se donnaient un véritable régal. Nous couchions sous des huttes de feuillage élevées chaque soir près d’une flaque d’eau croupissante à la surface visqueuse et irisée, trop heureux de rencontrer une de ces mares saumâtres ; c’est la grande affaire en cette saison, et dans deux mois, après que le soleil aura pompé tout ce qu’il reste d’humidité sur la terre, elle sera plus grave encore. Être inondés la moitié de l’année, mourir de soif pendant l’autre moitié, voilà le sort des habitans de ces tristes pays, du moins quand ils voyagent.

Enfin nous arrivons à Khemarat, où M. Delaporte nous attendait. Il y était parvenu en suivant le Mékong, dont il a dressé la carte entre ce point et l’embouchure de la rivière d’Ubône. En aucun autre endroit de son cours, le fleuve ne présente des phénomènes aussi remarquables. Réduit à 60 mètres de largeur, il mugit et bouillonne. Il s’est creusé dans la roche un lit dont une sonde filée à 100 mètres n’atteint pas le fond ; rien ne peut exprimer l’horreur de ce passage où les eaux jaunissantes se tordent dans un étroit défilé, se brisent contre les rochers avec un épouvantable fracas en formant des tourbillons qu’aucune barque n’ose affronter. Les hommes ont fui les rives ; les grands arbres de la forêt se penchent des deux côtés sur l’abîme, où souvent leur poids les entraîne ; on n’aperçoit ni un village ni même une case isolée. Quelques pêcheurs audacieux se sont fait un gîte dans les anfractuosités des rochers ; ces malheureux ont à peine le temps de fuir, aux premières pluies, tant est grande la rapidité avec laquelle montent les eaux du fleuve, dont les crues normales dépassent là 15 mètres.

Nous sommes bien accueillis à Khemarat. Le gouverneur vient de mourir, et son second est un vieillard imbécile qui a l’air d’avoir pour nous une sorte de vénération. Les gens sont naïfs et s’imaginent que les observations faites par M. Delaporte pour déterminer