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la première, puis passe par une transition insensible du carré au rond, remplaçant les angles saillans par des lignes ondulées et se terminant par une pointe aiguë. Cet ensemble de monumens surprend l’œil, déshabitué des grandes proportions et des nuances éclatantes ; des bannières, des étendards, des lambeaux d’étoffe de toute couleur, flottaient au vent. Le soleil faisait étinceler l’or et miroiter le verre incrustés dans les murs au milieu des briques rouges. Tout cela, malgré un effet assez saisissant, n’a cependant qu’une bien médiocre valeur ; la pyramide, souvent reconstruite, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle a pu être autrefois ; on est saisi par des irrégularités choquantes, et n’était ce besoin naturel d’admirer, qui ne sait à quoi se prendre dans un pays où toutes les cases sont bâties sur un modèle unique, on passerait sans s’arrêter devant cet amas de briques et de chaux où l’œil rencontre à peine un détail à remarquer. Sur la pyramide d’ailleurs, la dorure n’existe plus guère que grâce à la piété des fidèles, qui collent où bon leur semble de petites feuilles d’or en guise d’offrande ou d’ex-voto. De tout le Laos, on vient en pèlerinage à Phnom ; les plus dévots y font des retraites de quelques jours et revêtent pendant ce temps la toge safranée des bonzes. Nous avons rencontré des radeaux chargés de bonzes et de bonzesses qui se rendaient vers ce lieu vénéré, et charmaient les loisirs de la navigation par des chants, des prières et d’autres exercices faits en commun. Notre interprète laotien, qui souvent m’avait semblé avoir entièrement perdu la foi, n’a pu résister cependant à la séduction pieuse exercée sur lui par ce monument, qu’il avait autrefois visité. Dans un accès de ferveur inattendue, il a même offert à Bouddha la moitié de la phalange supérieure de son index. Les desservans de la pagode de Phnom exécutent fort adroitement, à l’aide d’un couperet et d’une règle, les opérations de ce genre ; ils mesurent le zèle des pèlerins sur l’importance du sacrifice. C’est une étrange chose que de retrouver en plein Laos, produite par le bouddhisme, cette aberration de l’esprit qui pousse l’homme à mutiler son corps. Nous avons eu lieu d’ailleurs de regretter souvent dans la suite que notre interprète, au lieu de se borner à se couper le doigt, n’ait pas suivi l’exemple d’Origène ; les embarras que nous ont causés ses faiblesses nous eussent été épargnés.

Le fleuve continue de baisser. D’immenses bancs de sable, comme des monstres échoués, montrent leur dos convexe. Nous apercevons devant nous une forêt de montagnes ; elles ont dans le lointain la teinte plombée de grandes vagues qui s’agitent sous un ciel noir et paraissent jetées dans un indescriptible désordre. Ce sont les montagnes de Lakhon, qui font face à notre campement pendant notre