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trouée faite par le feu au milieu des fleurs et de la verdure m’inspira d’abord une sorte de tristesse. On eût dit que l’hiver venait tout à coup de sévir sur une partie d’un bocage, laissant à l’autre partie ses ombrages et ses mystères. Ce sentiment ne dura pas. Le quartier détruit était devenu un vaste chantier. Il y régnait une activité joyeuse ; des bandes d’enfans, jouissant du mouvement inusité qui se faisait autour d’eux, augmentaient le bruit. Dans un village de France, un pareil événement serait un irréparable désastre. Au Laos, avec les facilités de la vie, on paraît s’en apercevoir à peine. Plus loin, des cases neuves se construisaient en grand nombre, mais par les soins d’émigrés annamites, qui fraternisèrent, cela va de soi, avec notre escorte. Ce n’était pas sans un vif plaisir que nous rencontrions nous-mêmes inopinément des individus semblables à ceux qui remplissent les rues de Saigon. Hommes, femmes, enfans, nous entouraient familièrement. La curiosité dilatait leurs yeux, mais on n’apercevait sur leur visage aucune trace de rancune ou de colère. Ils ont cependant quitté leur pays pour ne pas avoir à le défendre. Notre invasion ayant forcé Tu-duc à faire des levées extraordinaires, beaucoup de ses sujets ont jugé prudent de mettre l’épaisseur d’une montagne entre eux et les recruteurs du roi. Ceux qui se sont établis à Lakhon sont originaires d’une province au-dessus de Hué. C’est à peine si 35 ou 40 lieues les séparent de leur pays. Si l’on excepte Huthen, la station suivante du voyage, qui n’est pas à plus de 30 lieues marines des bords du golfe de Tonkin, Lakhon est le point le plus voisin de l’empire annamite où nous nous soyons arrêtés. La direction générale du Mékong vers l’ouest, déjà très sensible depuis Bassac, va, en s’accentuant davantage, nous en éloigner beaucoup désormais. A l’aspect de ce simple village, où se remarque l’activité d’une fourmilière, on ne peut que faire des vœux pour que l’émigration des Annamites se développe au Laos. Ceux-ci feraient parmi les Laotiens l’effet du levain dans une pâte inerte. Essentiellement assimilables par leurs qualités comme par leurs défauts, ils seraient l’instrument principal et le plus utile de notre politique dans ces contrées.

Le village chef-lieu de la province d’Huthen ne présente aucune particularité, il tient cependant la meilleure place dans mon souvenir. Un jour, le 6 mars 1867, je m’étais étendu dans un de ces petits belvédères de bois bâtis ordinairement au sommet de la berge près des pagodes, et où les bonzes passent à regarder couler l’eau le temps qu’ils ne consacrent pas à la récitation des prières. A mes pieds, le fleuve, large et tranquille comme un immense miroir d’acier sans cesse frappé par les rayons du soleil, renvoyait mille éclairs ; il s’unissait à la rive opposée par un banc de sable que tachaient de noir des buffles s’avançant avec lenteur vers l’eau pour