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protectorat de la France a seul mis un terme, les Cambodgiens la saluaient tous humblement en passant devant elle, sans que dans ce troupeau d’esclaves un sentiment de généreuse résistance se soit jamais produit, tant la force jusque dans ses excès les plus hideux est acceptée par ces peuples comme la seule puissance légitime !

Parvenus à tromper la vigilance de l’ennemi, le roi de Vien-Chan et plusieurs princes de sa famille se réfugièrent à Hué ; mais le farouche Minh-man, qui régnait alors sur l’Annam, loin de protéger les fugitifs, comme ils l’avaient espéré, fit conduire à Bangkok le roi déchu, par suite d’un accord secret passé avec Siam, et là ce malheureux, renfermé, dit-on, dans une cage de fer contenant les instrumens de torture au moyen desquels on le suppliciait chaque jour, ne tarda point à expirer, laissant les derniers survivans de sa race dans une situation tellement abaissée que le vainqueur n’en put désormais concevoir aucun ombrage.

Ainsi donc, de nos jours, une capitale florissante a été anéantie, un peuple tout entier a en quelque sorte disparu, sans que l’Europe ait rien soupçonné de ces scènes de désolation, sans qu’il soit arrivé jusqu’à elle un seul écho de ce long cri de désespoir. Lorsque je traverserai dans l’empire chinois de vastes champs de massacre, j’aurai à soulever le voile qui cache au monde civilisé des spectacles non moins sanglans et non moins ignorés ; j’aurai à montrer la vie humaine s’écoulant à flots sanglans sans laisser ni trace ni souvenir, comme les eaux d’un grand fleuve perdu dans les sables. Si les révolutions et les guerres qui bouleversent l’Europe chrétienne y sont parfois suivies de transformations utiles, s’il est possible de les rattacher à quelque doctrine philosophique ou à quelque grand intérêt social, les calamités qui éprouvent les populations de l’Asie bouddhiste et musulmane restent toujours pour elles des douleurs stériles et des désastres sans compensation. Rien ne germe dans ces torrens de sang, car pour ces peuples infortunés les conquérans sont des anges exterminateurs, et les armées des nuées de sauterelles qui épuisent pour une longue suite de générations les contrées sur lesquelles elles s’abattent.


L.-M. DE CARNE.