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ces théories conquérantes, contre les Polonais du duché de Posen et les Danois du Slesvig, il était naturel qu’on en fît usage contre les Slaves d’Autriche. « Les Tchèques osent-ils bien se comparer aux Allemands ? » tel est le premier mot de l’invective, et, une fois ce thème attaqué, on devine ce qui va suivre. Il y a des races éminentes et des races inférieures. Les Allemands sont mieux doués que les Slaves, ils sont plus laborieux, plus sobres, plus honnêtes; tout ce que renferment les mots allemands tüchtig, gründlich, l’industrie, l’habileté, l’aptitude, l’art de faire réussir une entreprise à force d’application et de zèle, cette disposition de nature qui fait que la conscience préside toujours au travail de l’ouvrier, travail d’esprit ou travail des mains, ce besoin d’aller au fond des choses, de ne pas se contenter à demi, de préférer le solide à l’agréable et ce qui dure à ce qui brille, tout cela révèle la supériorité des peuples germaniques sur les peuples slaves. Les grands esprits de l’Allemagne au XVIIIe siècle, Lessing excepté, étaient modestes pour leur pays et pour eux-mêmes avec un juste sentiment de leur valeur; Herder et Goethe étaient animés des sympathies les plus vives pour la culture universelle; Schiller ne méprisait aucune des races qui ont concouru ou qui peuvent concourir à leur tour à l’œuvre de la civilisation ; Kant, Fichte, Schelling, les deux Humboldt, obéissaient au même esprit libéral et profondément humain; c’est le dernier venu de ces penseurs souverains, qui, ébloui sans doute par tant de richesses, ébloui surtout par ses propres doctrines, proclama la supériorité de la race germanique sur toutes les races de l’Europe moderne. Ai-je besoin de nommer Hegel ? Il construisait son système après la défaite de la France en 1815. On sent frémir sous ses formules algébriques l’enthousiasme du poète et l’exaltation du visionnaire. Un de ses premiers discours, prononcé à Heidelberg en 1817, est un hymne à la mission providentielle des nations allemandes. Pour lui, toute l’histoire moderne est l’histoire de l’esprit allemand. Quand il dessine à grands traits sa philosophie de l’histoire, il y trouve trois divisions, trois époques, trois mondes : le monde oriental, le monde gréco-latin, le monde germanique. La philosophie hégélienne, qui a marqué de son empreinte toute la littérature allemande des cinquante dernières années, n’a pas eu de principe qui ait pénétré plus profondément que celui-là. Ses théories spéciales ont subi bien des fortunes diverses; ce sentiment exalté de la prééminence intellectuelle et morale des peuples allemands se retrouve encore partout aujourd’hui, et, après avoir été la vision de quelques songeurs, il est devenu le lieu-commun des publicistes. Il faut une certaine force aux esprits d’élite pour revenir simplement aux sympathies humaines du dernier siècle.