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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/706

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Où est la ville si gaie que nous décrivions au commencement de cette étude? Genève est maintenant austère, ennuyée, enfermée dans ses murailles, dépouillée de ses faubourgs. Plus d’images ni de sculptures dans les temples, tout cela est effacé, renversé; les ornemens des maisons, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, sont défendus, les peintres ont été chassés de la ville, les statues mêmes des mausolées sont grillées ou détruites, car elles pourraient être adorées comme des images de saints; des tombes de pierre on fait maintenant des lavoirs, les bois d’un autel ont été utilisés pour la construction d’un échafaud. Les « belles filles » sont proscrites, les tavernes fermées et remplacées par des « abbayes, » cabarets officiels où les bourgeois ne peuvent s’attabler qu’à heure fixe sous l’inspection des magistrats. Les hôtelleries ont été interdites aux gens de la ville, les hôteliers astreints à surveiller le voyageur, à le dépouiller de son épée, à l’empêcher de sortir après souper, à faire la prière avant le repas, à ne servir aux paysans que le vin rouge du pays, à savoir enfin (on se croirait à Naples sous Ferdinand II) «ce que les étrangers vont faisant, » et à le rapporter à la police.

Défense de danser et même de voir danser, de chanter « chansons lugubres et vaines, » de jouer de la violle aux noces; on n’entend plus pour toute musique que les lentes psalmodies du temple alternant avec le fredon du trompette qui, du haut du clocher, guette l’ennemi. Défense de manger plus de deux mets à dîner, de porter des dentelles ou des bijoux, des cheveux pendans, des culottes bouffantes. Défense de prier en latin, de dire Ave Maria ou même : animœ fidelium requiescant in pace : c’est « chose horrible et détestable. » Défense de représenter des pièces de théâtre et de lire Rabelais. Que des femmes s’avisent de patiner, qu’un homme à la fin du prêche réclame à son voisin de l’argent prêté, et que le voisin malgré la majesté du lieu paie la somme, qu’une dévote contemple le prédicateur avec des regards trop doux, qu’un garçon, voyant passer une femme, parie que c’est la plus belle de Genève, qu’un étranger (fût-ce Clément Marot) joue une partie de trictrac, qu’un hôtelier prenne pour enseigne « à l’Ange », — tous ces délinquans sont cités devant le consistoire, qui les admoneste et souvent les prive de la cène. S’ils refusent de comparaître, ils iront en prison. Le consistoire entre partout, voit tout, sait tout, il connaît ceux qui ne vont point à l’église et les y mène de force, il n’ignore aucun secret d’alcôve, et réglemente les devoirs conjugaux. Il note les dates des mariages; que le premier enfant naisse trop tôt, le père et la mère convaincus de tendresses impatientes sont excommuniés, quand ils ne sont qu’excommuniés. Un homme est reconnu « inhabile et incapable d’être marié; » son mariage est rompu, même sans plainte