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raillerie. Eh bien! Bonivard se déclara contre les libertins, qu’il attaqua rudement dans ses pamphlets. Comment expliquer cette invraisemblance? Fut-il payé, comme on l’a dit, pour calomnier les vaincus? mais les vainqueurs empêchèrent la publication et même la divulgation des écrits de Bonivard, qui ont été tenus sous le boisseau jusqu’à nos jours; ces écrits ne plaisaient donc point aux calvinistes. Ne vaut-il pas mieux croire que l’ex-prieur, homme de tact et de sens, voyait juste et pressentait auquel des deux partis appartiendrait l’avenir? Dans sa jeunesse, il avait combattu malgré ses intérêts contre la Genève des ducs et des évêques; dans son âge mûr, malgré ses sympathies, il combattit contre la Genève des libertins, qui ne pouvait durer. Si ces anciens partis eussent triomphé, leur république aurait-elle tenu devant les armes de ses voisins, les séductions de François de Sales? Fortement retrempée au contraire par la discipline calviniste, cette république est devenue la cité d’une idée, le foyer d’une lumière qui a brillé trois siècles, et qui pâlit aujourd’hui, mais ne s’éteint pas. Rappelons-nous ce témoignage éclatant et mérité de M. Michelet : « Genève, cet étonnant asile entre trois nations, dura par sa force morale. Point de territoire, point d’armée; rien pour l’espace, le temps ni la matière, la cité de l’esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la prédestination... A tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate; il en fut ainsi de Genève. A l’Angleterre elle donna Pierre Martyr, Knox à l’Ecosse, Marnix aux Pays-Bas : trois hommes et trois révolutions... S’il faut quelque part en Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui chantant ses psaumes. »

Bonivard fut donc le chroniqueur officiel de la réforme triomphante; ses études et sa réputation le désignaient pour un pareil travail. Il avait appris le latin à Pignerol, l’allemand et le droit à Fribourg en Brisgau sous le professeur Ulric Zasius. Plus tard, à Strasbourg et à Turin, il s’était encore assis sur les bancs de l’école. Dès sa vingtième année, il s’était attribué le grade « de poète lauréat. » A quel titre? On l’ignore, car il faisait les vers assez mal, comme la plupart des prosateurs de son temps, il était gêné par la mesure et la rime. Enfin en 1518 un voyage à Rome lui avait singulièrement émancipé l’esprit. Roma veduta, fede perduta, disait un ancien proverbe que M. de Chateaubriand lui-même a trouvé vrai de nos jours; que devait-ce donc être au XVIe siècle? Aussi Bonivard ne se contenta point d’embrasser la réforme, il la défendit avec sa plume, ou plutôt il prit l’offensive et attaqua résolument, à Rome et partout, les ennemis du soulèvement religieux. Ce fut