Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/714

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il s’écrierait volontiers comme Montaigne : « Puissé-je ne me servir que des mots qui servent dans les halles de Paris! » Cet amour de la langue vulgaire est un des signes particuliers de la réforme.

La réforme en effet, fille de la renaissance, renia bientôt sa mère ou plutôt lui fit la leçon, prit sa place et marcha devant, comme font les fils devenus majeurs. Rien de plus beau que le moment où l’une et l’autre, nées du même besoin d’affranchissement et d’épanouissement, cheminèrent ensemble, où Mélanchthon, mettant entre les mains de ses élèves Homère et saint Paul, voulait qu’on entendit le poète divin pour comprendre l’apôtre. Rien de plus intéressant que le développement des études classiques ordonné à Genève par Calvin et avant lui par Farel. Cette entente cordiale ne pouvait durer; la renaissance voulut rester fidèle aux anciens dieux, qu’elle avait ressuscites et rajeunis, la réforme disait : Je suis chrétienne ! M. Sayous nous apprend que Viret n’admettait l’antiquité que comme « chambrière et servante; » Budé trouvait les pâturages de la philologie agréables, il est vrai, mais pauvres et stériles, et conseillait la philosophie sacrée comme la nourriture des bons esprits; Hotman tenait à proclamer que les Gaulois ne descendaient pas des Romains; l’helléniste Estienne affirmait que le français valait bien le grec; Mornay ne craignait pas d’injurier Cicéron en comparant les Latins aux Juifs; enfin Calvin, l’un des meilleurs latinistes de son temps, renonça de plus en plus, en avançant dans la vie, aux archaïsmes classiques, pour adopter, pour inventer peut-être cette discipline de la grammaire s’imposant à tous les membres de la phrase et forçant chacun d’eux de venir à son tour et à son rang; c’est lui qui le premier a fait du français la langue de la ligne droite. N’oublions pas que la réforme régna non-seulement dans la science, — « c’est par là, disait François de Sales, que notre misérable Genève nous a surpris, » — mais dans les lettres durant le demi-siècle qui sépare Gargantua des premiers Essais. Pendant ce temps, c’est ce grand mouvement religieux qui s’empare de la langue vulgaire, la substitue aux langues savantes, la saisit comme une arme ou comme un instrument pour répandre ses idées dans le peuple, la façonne et la refait à son gré pour les besoins de la science, de la logique et de la discussion. Par la liberté de son esprit, par la direction de ses idées, Bonivard appartient à ce schisme ou, pour mieux dire, à cette réforme littéraire; il fut de ces fougueux ferrailleurs qui servaient sous Calvin, et qui tous, même le maître, quittant de loin en loin le style solennel et retroussant leur robe, s’escrimèrent avec une gaîté violente contre les hommes et les idées d’outre-mont. Toutefois, on le sent, le joyeux prieur n’entra jamais qu’en volontaire dans cette compagnie de plaisans lugu-