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Ceux-ci se distinguent des autres suivans de la muse par un accent très marqué d’indépendance. Ils ne se recommande pas d’une école et ne veulent pas être des disciples. L’un d’entre eux, M. André Lefèvre, déclare qu’il languirait à l’ombre des grandes renommées « comme un taillis sous une futaie. » Ce n’est pas lui qui voudrait, à la façon de certains imitateurs, « s’enrouler comme un lierre autour d’un grand arbre, suspendre à ses rameaux la broderie des rhythmes bizarres ou l’éclat des fleurs malsaines, ni dresser dans la pénombre d’un maître des pastiches de statues grecques ou de monstres indiens[1]. » Il a raison, bien qu’il n’ait pas choisi la manière la plus simple pour le dire ; vouloir rester soi-même est en poésie un premier gage de cet avenir qu’il demande au suffrage de la jeunesse. Un autre poète non moins indépendant, M. Sully-Prudhomme, avec une réminiscence peut-être involontaire du grand Corneille, écrit la strophe suivante :


Je me croyais poète et j’ai pu me méprendre,
D’autres ont fait la lyre et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
Qui le sait mieux que moi[2] ?


Il avoue son ambition,


Je hais l’obscurité, je veux qu’on me renomme ;
Quiconque a son pareil, celui-là n’est pas homme.


Malgré le correctif du dernier vers de cette pièce, cela s’appelle faire d’avance son exegi monumentum. L’aveu de cette passion de gloire peut inspirer quelque crainte sur la perfectibilité du poète, et ce serait dommage, car nous voyons dans ses vers toutes les promesses d’un beau talent ; mais nous admettons qu’il y ait de nobles orgueils, et Alfred de Musset, peu sympathique à l’écrivain dont il est question, est peut-être le seul de notre temps qui ait su pratiquer l’humilité et même, chose nouvelle, la rendre poétique.

Luther a trouvé cette comparaison piquante pour rendre les exagérations successives de l’esprit humain ; les hommes, suivant lui, ressemblent au paysan qui, après s’être grisé, revient à cheval vers son logis : il penche toujours de quelque côté ; si vous l’empêchez de choir à droite, il va tout à l’heure tomber à gauche. Il est à désirer que les jeunes poètes qui tiennent à honneur de penser avant d’écrire n’oublient pas que dans les meilleures choses l’excès est

  1. Épopée terrestre de M. André Lefèvre, préface.
  2. Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
    (Excuse à Ariste.)