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Le nouveau recueil de M. Sully-Prudhomme, les Solitudes, nous ramène à son premier, Stances et Poèmes, auquel son nom demeure pour longtemps attaché. Cet écrivain n’est pas rempli de sa philosophie au point d’en être enivré ; mais, comme plus d’un esprit de ce temps, il flotte entre les systèmes. On ne peut le dire ni stoïcien, ni épicurien, ni spiritualiste, ni matérialiste ; il faut se contenter de lui donner le titre de philosophe. Être philosophe parmi nos jeunes poètes, voilà, ce me semble, son ambition. Sa philosophie semble faire partie de sa distinction, et il en a beaucoup. J’imagine qu’il eût été mélancolique sans Lamartine, que sans M. Leconte de Lisle il eût fait de la mythologie, que sans Alfred de Musset il eût chanté l’amour, ou du moins il aurait tâché, car il ne suffit pas de l’imagination et du talent pour chanter l’amour, et Musset l’a dit, le vrai poète en lui, ce n’était pas lui, c’était son cœur. M. Sully-Prudhomme est un poète de réflexion, il choisit son inspiration comme ses sujets, comme ses paroles.


Nous n’osons plus parler des roses,
Quand nous les chantons, on en rit,
Car des plus adorables choses
Le culte est si vieux qu’il périt ;

Les premiers amans de la terre
Ont célébré mai sans retour,
Et les derniers doivent se taire,
Ils sont plus jeunes que l’amour.

Rien de cette saison fragile
Ne sera sauvé dans nos vers,
Et les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l’univers.

Ah ! frustrés par les anciens hommes,
Nous sentons le regret jaloux
Qu’ils aient été ce que nous sommes,
Qu’ils aient eu nos cœurs avant nous !


Ici l’on croirait d’abord retrouver l’inquiétude des jeunes hommes de nos jours, le chagrin des derniers venus. Prenez-y garde, c’est un des traits les plus vifs des mœurs actuelles, même en politique, une sorte d’impatience, on n’ose pas dire de jalousie, des nouveaux à l’égard des devanciers, sans acception de couleurs ni de drapeaux. Ce vilain sentiment est étranger à M. Sully-Prudhomme, et s’il se plaint, c’est que tous les sujets sont pris. Il semble répéter après La Bruyère : « Tout est dit, et nous venons trop tard… » L’auteur des Caractères s’efforça de rajeunir sa matière par le tour de la pensée ; l’auteur des Stances et Poèmes a demandé à la philosophie de rajeunir la sienne. C’est ainsi que nous expliquons le mélange quel-