Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 82.djvu/766

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
760
REVUE DES DEUX MONDES.

ment tout ce qu’il a de ressources d’esprit, d’équité conciliante, de prudente hardiesse, dans la réalisation d’une telle réforme. M. Gladstone a voulu trancher une grande question sans blesser trop vivement des intérêts puissans, sans soulever toutes les susceptibilités religieuses. Le bill qu’il a présenté à la chambre des communes dès l’ouverture de la session était un modèle d’acte révolutionnaire accompli sans violence, avec un sentiment pratique des choses. Ce n’était pas moins une révolution véritable, qui devait rencontrer une résistance énergique au foyer même de tous les instincts conservateurs, de toutes les forces traditionnelles, dans la chambre des lords. Si les lords avaient suivi leur inspiration, ils auraient indubitablement repoussé du premier coup cet acte audacieux, scandale de l’anglicanisme pur. L’opinion s’était prononcée d’une façon si tranchante, si impérieuse, qu’ils n’ont pas voulu accepter l’apparence d’une lutte directe contre le pays. Ils ont ouvert la porte à ce bill qui leur venait tout triomphant de la chambre des communes, ils ont craint de l'éconduire brutalement par un vote sommaire comme ils en auraient eu l’envie ; mais ils l’ont amendé, ils lui ont fait subir toute sorte de transformations, ils ont effacé le préambule, qui résumait l’esprit de la mesure, ils ont changé la date de la mise à exécution, ils ont modifié toutes les conditions économiques, et, pour ne pas livrer l’église anglicane d’Irlande, ils auraient consenti plutôt à faire une part des avantages temporels aux autres cultes, à l’église catholique elle-même. C’était, à vrai dire, altérer complètement l’essence de la réforme.

Qu’est-il arrivé de ce bill ainsi amendé et remanié au point de n’être plus qu’une œuvre informe désavouée d’avance par l’opinion libérale ? Au premier instant, on a laissé passer tranquillement la mauvaise humeur et l’éloquence des lords spirituels ou temporels, on a laissé la vieille chambre user de toutes ses armes constitutionnelles ; puis, lorsque la loi est revenue à la chambre des communes, il est arrivé ce qui était bien facile à prévoir : les principaux amendemens votés par la chambre des pairs ont été écartés, le bill a été à peu près rétabli dans son intégrité primitive. Ici la question s’aggravait naturellement. Si les communes maintenaient leur vote, et si à leur tour les lords persistaient encore une fois dans les amendemens qu’ils avaient adoptés, c’était un vrai conflit entre les deux chambres. Le gouvernement, appuyé par les communes, avait sans doute l’opinion pour lui, les lords n’étaient pas moins dans leur droit. Il fallait ou ajourner le bill à une autre session, ou changer la majorité dans la chambre haute par quelque coup d’autorité, ou en appeler au pays par des élections nouvelles. De toute façon, la situation devenait critique. M. Bright ne ménageait plus déjà les gros mots, et M. Gladstone lui-même, dans un mouvement d’ironie, s’était laissé aller à comparer les lords à des aéronautes qui faisaient des voyages éthérés sans daigner s’occuper de ce qui se passait sur la terre.