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prédications au peuple, dans ce qui sortait des données habituelles, des conditions ordinaires des sermons et de l’instruction religieuse. Eh bien! voilà justement ce que nous ne possédons pas. Des harangues du grand abbé de Clairvaux et des autres hérauts des croisades, aucune n’a traversé les siècles. De la parole de Robert d’Arbrisselles, de Foulques de Neuilly, de Jean de Nivelle, aucun écho n’a retenti jusqu’à nous. Ce n’est pas tout : des textes mêmes qui nous sont parvenus, de « cet innombrable amas de sermons latins et français dont les bibliothèques anciennes sont encombrées, » combien peuvent être considérés comme des reflets fidèles du discours original? Si l’auteur y a mis la main, ce n’est jamais qu’un brouillon incomplet et informe; c’est le premier jet de la pensée fixé sur le parchemin dans son incorrection et ses inégalités; ce n’est en un mot que l’ébauche du sermon auquel la parole doit donner l’ampleur, la forme, la proportion. Encore la plupart du temps nos textes ne sont-ils que des reportationes, des reproductions rédigées de mémoire ou des notes prises à la hâte par un auditeur; c’est un étranger qui a écrit de souvenir ou qui a griffonné pendant le sermon. Cet étranger, c’est en général un clerc qui vient là chercher des matériaux pour ses propres sermons. Les passages qui lui paraissent bons à prendre, il les reproduit tout au long. Les autres, il les résume en quelques lignes. Quelquefois un seul mot représente tout un développement. Voilà sur quels documens l’on va taxer nos pauvres sermonnaires de sécheresse, de pauvreté, d’ignorance de la composition et du style! En bonne conscience, est-ce donc leur œuvre que nous jugeons?

D’ailleurs, dans ces œuvres touffues que le préjugé condamne en masse sans les connaître, quelque mutilées, quelque travesties qu’elles nous apparaissent, tout ne doit pas être également voué au mépris. Les fragmens que nous avons cités ont dû faire voir chez les Jacques de Vitry, les Élinand, les Etienne de Bourbon, un souffle viril, une énergie incontestable, une véritable verve d’observateurs et de moralistes. Parcourez les prédications de ce même Jacques de Vitry, lisez les sermons de Maurice de Sully et d’Humbert de Romans, vous y trouverez à chaque pas des apologues ingénieux, des anecdotes spirituelles, des légendes touchantes et toujours finement contées, car c’est un usage qui s’établit alors de rendre l’enseignement plus sensible, plus vivant par des exemples et par des « histoires. » Tous les vieux fabliaux, tous les vieux apologues que la tradition avait reçus de l’antiquité sont narrés chez nos prédicateurs avec un charme et un naturel qui rappellent Ésope et Phèdre, et font pressentir La Fontaine.

Il y a donc eu alors pour la chaire une phase vraiment brillante.