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suscite l’étude de l’antiquité, que naît l’architecture gothique, que se relève la philosophie, que se créent nos grandes chansons de geste, que se forme l’épopée nationale, que se fonde la langue, que chantent les Arnaud de Marveil et les Bertrand de Born? Est-ce au XIIe ou au XIIIe siècle au contraire que la philosophie dégénère en subtilités et en niaiseries, que la langue perd sa pureté et son unité, que la veine épique se corrompt et se tarit, que les troubadours au midi, les trouvères au nord, cessent de faire entendre leurs accens? En réalité, c’est au XIIe siècle que le moyen âge sort alerte et vigoureux de ses langes; c’est à la fin du XIIIe siècle que son élan s’arrête, que sa force s’étiole, que sa jeunesse se paralyse, que ses destinées tournent court. Si l’on veut absolument appeler XIIIe siècle l’apogée du moyen âge, il faut de ce XIIIe siècle de convention retrancher presque toute une moitié du XIIIe siècle véritable, et y comprendre hardiment le XIIe presque tout entier.

En résumé, la chaire française a été pendant le moyen âge, au milieu d’une société agitée, turbulente, prompte à la violence et à l’usurpation, une des plus grandes forces de conservation sociale. En maintenant énergiquement, selon l’expression même de M. Lecoy de La Marche, les grands principes de la charité universelle et de l’égalité chrétienne, en prêchant à tout venant avec persévérance le respect du droit et l’amour de la justice, en combattant contre tous et partout les excès et les abus, elle sut adoucir les haines, rapprocher les distances sociales, amortir les iniquités. En se faisant l’écho de toutes les souffrances, l’organe de toutes les faiblesses, elle fut le plus puissant obstacle à la tyrannie et à l’oppression. On a quelquefois prétendu voir chez les troubadours, chez les faiseurs de sirventes et de satires, les représentans de ce que sont aujourd’hui la presse et l’opinion publique. Ce n’est pas aux troubadours, c’est aux prédicateurs qu’il faut faire honneur de ce rôle généreux. Les troubadours, dans leurs plus amères satires, dans leurs plus virulentes diatribes, ne faisaient guère que satisfaire leurs ressentimens personnels, ou servir les haines du seigneur qui les entretenait. Les sermonnaires parlent toujours au nom des grands principes de la morale et de la religion; c’est en vue du bien seul qu’ils châtient le mal partout où ils le trouvent, c’est dans le seul intérêt de la charité et de la vérité qu’ils prononcent des paroles de blâme et de colère. S’il est vrai que l’opinion publique ne soit autre chose que la voix impersonnelle du droit et de la justice, la chaire chrétienne a seule au moyen âge pleinement et noblement rempli le rôle de l’opinion publique.


EUGENE AUBRY-VITET.