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qu’un corps enseignant doit être un corps savant. Les professeurs s’en trouveront bien; ils y gagneront une salutaire activité d’esprit qui les préservera du désœuvrement de la province et les sauvera, de la routine. Leur enseignement deviendra plus profitable et plus vivant, et le plaisir qu’ils éprouveront à parler d’auteurs qu’ils connaissent et qu’ils aiment animera leurs leçons. Ainsi qu’il est arrivé en Allemagne, l’influence de leurs travaux sortira des écoles et se fera sentir à la littérature entière. Il est visible que la nôtre en ce moment manque d’idées. Nous avons à peu près conservé notre talent d’écrire, nous excellons toujours, personne ne le nie, dans l’art de bien disposer les parties d’un sujet, nous savons faire un livre; mais encore faut-il apprendre à mettre dans ce livre quelque chose de nouveau. Sans cela, nous ressemblerions à ces rhéteurs de la décadence romaine, si habiles à bien dire ce qui ne valait pas la peine d’être dit, ou à ces docteurs du moyen âge qui avaient merveilleusement perfectionné la machine du syllogisme et ne s’en servaient que pour des futilités. Or c’est la science aujourd’hui qui nous fournit de découvertes; c’est elle qui rajeunira cette provision d’idées générales sur laquelle nous vivons depuis la restauration, et qui commence à s’épuiser. J’attends d’elle un autre service encore. On sait l’importance que le journal a prise dans la vie de tout le monde. Le plus souvent on ne pense et on ne parle que d’après lui. Il forme toute une littérature vive et brillante, et la plupart des gens n’en connaissent pas d’autre. Malheureusement, par ses conditions mêmes, cette littérature est condamnée à une incurable légèreté. Que de fois l’homme d’esprit qui tient la plume n’est-il pas conduit à parler de choses qu’il sait à peine! que d’à-peu-près ou d’erreurs se glissent dans ces polémiques rapides ! quelle énergie d’affirmations sur des choses dont on doute et qu’on niera demain ! quelle habileté à se tirer d’un mauvais pas par un bon mot, et à cacher une ignorance en développant à propos quelque idée générale ! Il appartient à nos écoles de faire comme une sorte de contre-poids à cette littérature d’improvisation et de superficie. Aussi devons-nous tenir plus que jamais à ces études scientifiques qui donnent de si bonnes habitudes à l’esprit, qui lui communiquent l’amour du savoir sérieux, le goût de l’exactitude minutieuse, la haine des généralités hasardées, le besoin d’aller au fond des choses et de ne parler que de ce qu’on sait. Ces qualités, précieuses dans tous les temps, sont surtout utiles aujourd’hui que nous sommes travaillés des maladies contraires, et à qui peuvent-elles mieux convenir qu’à ceux qui font profession d’élever la jeunesse?


GASTON BOISSIER.