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droite et à gauche, apprenant à celle-ci l’art de conserver des cornichons, à celle-là le secret de retenir son mari. Naturellement on abusa d’elle, et l’on se prit à considérer sa maison comme une sorte d’auberge. Le sans-gêne italien s’en mêlait ; il lui fallait, sous peine de passer pour inhospitalière, héberger tantôt la duchesse de Mantoue avec toute sa cour, tantôt offrir à souper à trente personnes descendues chez elle à l’improviste pour y donner un bal. Elle se lassa d’engraisser des chapons pour nourrir un corps de ballet, de faire de la controverse religieuse avec ses partenaires au whist, deux curés de campagne qui vantaient la supériorité de sa cuisine et décriaient l’impiété de son langage. Sans doute quelques autres, plus équitables ou plus habiles, n’avaient garde de médire d’une personne dont la présence profitait au pays. Les bonnes gens de Lovere, ayant remarqué l’instabilité de ses goûts et peut-être les faiblesses de son caractère, essayèrent de la retenir par la flatterie. On parla d’ériger sa statue sur la place de l’hôtel de ville, et le sculpteur chargé de ce travail devait la représenter revêtue d’une draperie romaine et tenant un livre à la main. Elle refusa un honneur qui, disait-elle, serait tourné en ridicule par les Anglais, et essaya de dédommager la municipalité de Lovere en achetant aux portes mêmes de la ville une masure ruinée qui lui conférait le droit de bourgeoisie.

Toujours malade et naturellement inquiète, elle recommença bientôt sa vie errante ; alla de nouveau se fixer à Venise, puis à Rome, puis à Naples. J’oubliais de dire que dans cet intervalle de vingt-deux ans elle quitta deux fois l’Italie, la première fois pour aller habiter Avignon, où elle obtint l’élargissement d’une centaine de protestans persécutés, la seconde pour aller passer l’hiver à Chambéry, où, à la prière de son mari, elle rencontra leur fils, et fit un dernier effort pour le ramener dans la bonne voie. Ces différens voyages furent marqués par des épisodes souvent amusans, parfois piquans. L’un des plus caractéristiques est le cadeau qu’on lui fit d’un bout de terrain ayant vue sur la vallée du Rhône ; c’était un don de la municipalité d’Avignon ; on voulait faire honneur et plaisir à l’étrangère lettrée et illustre qui avait choisi cet endroit pour but ordinaire de ses promenades. Le terrain occupait l’emplacement d’un ancien temple de Diane. Lady Mary y fit construire un belvédère pourvu d’une inscription commémorative, et de ce kiosque aérien d’où l’on découvrait quatre provinces elle se plaisait, comme Corinne au cap Misène, à promener ses regards sur le large univers, où son esprit mobile n’avait pas su conquérir une place fixe.

Elle était âgée, infirme, accablée par les commencemens d’une maladie mortelle, à la merci de ses domestiques, qui l’exploitaient,