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au livre des Juges, qui comble l’espace de temps compris entre la conquête de Canaan et l’établissement de la royauté. Il leur paraît étrange, et à bon droit, qu’un peuple soumis pendant près d’un siècle à la discipline politique et religieuse de deux chefs aussi éminens, leur devant des lois fort sages, des institutions admirables pour le temps, des croyances d’une rare élévation, tombe au lendemain de leur mort dans l’état de désorganisation, de superstition, de grossièreté religieuse et morale qu’atteste le livre des Juges. Sans doute l’histoire connaît les siècles d’affaissement qui succèdent souvent chez les peuples aux périodes d’énergie et de progrès ; mais la décadence en pareil cas est graduelle, on la voit venir, tandis qu’ici elle est soudaine, complète, à partir du moment où disparaît la génération qui ; a pu connaître Josué. Ce qui étonne plus encore, c’est que les lois et les institutions attribuées à Moïse et à Josué sont, je ne dirai pas contredites ou renversées, elles sont ignorées. Elles n’auraient jamais existé que les choses ne se passeraient pas autrement.

Cette surprise tient presque tout entière à ce que l’on part de l’idée traditionnelle que les lois dites de Moïse et de Josué ont été réellement promulguées, les institutions qu’on leur attribue réellement fondées par eux. C’est une illusion qu’il faut dissiper. La critique a mis hors de doute la date relativement récente de la législation mosaïque dans sa presque totalité. Les législateurs des temps qui suivirent usèrent d’un procédé qui étonnera seulement ceux qui connaissent peu l’antiquité ; ils mirent sous le nom de Moïse une foule d’ordonnances successivement dictées par les besoins de leur temps et par les évolutions de l’idée monothéiste. Supposons un moment que nos législateurs d’après 89 eussent attribue aux états-généraux du XVe siècle les lois civiles et les institutions nées de la révolution, et que l’histoire de France, après les avoir enregistrées à cette date fictive, continuât par le récit des trois siècles de féodalité et de monarchie absolue qui suivent. Nous aurions alors un phénomène assez semblable à celui que présente le livre des Juges comparé aux livres qui le précèdent dans la Bible. En réalité, les lois attribuées à Moïse se rattachent comme à leur principe à l’idée religieuse dont Moïse fut le premier prophète, et c’est en ce sens qu’elles restent mosaïques.

Ce qu’on peut admettre aussi comme très vraisemblable, c’est que, la conquête de Canaan une fois accomplie, l’esprit particulariste des tribus, contre lequel Moïse et Josué avaient dû maintes fois lutter, reprit aisément le dessus. Chaque tribu vécut, pour ainsi dire, repliée sur elle-même, se souciant peu, parfois se défiant beaucoup des autres. De nombreux élémens hétérogènes, entre autres des Cananéens alliés ou vaincus, se mêlèrent aux envahisseurs. Par