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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/241

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Aimerait à voir l’aimable Suédoise s’acclimater davantage à nos mœurs théâtrales et rompre enfui avec ces habitudes d’étoile voyageuse en représentations. Mlle Nilsson, qui préludait jadis à sa fortune en jouant la Reine de la Nuit, donnerait sans doute au personnage de Gluck une empreinte caractéristique. Je sais que, musicalement, les deux rôles diffèrent beaucoup, l’un, celui de Mozart, planant à des hauteurs inaccessibles où tintent les jeux de gosier, où carillonnent les clochetons de pagode indienne, l’autre se mouvant dans les régions naturelles et s’adressant bien plus à l’ampleur, à la puissance d’une belle et saine voix qu’à la bizarre acuité des sons. Il n’en est pas moins vrai qu’une reprise d’Armide emprunterait à la présence de Mlle Nilsson une grande force d’attraction. Sa physionomie, dont on s’obstine à ne nous montrer que le côté fade et languissant, serait peut-être capable d’une vive accentuation tragique. Elle a dans Hamlet certains gestes sauvages, certains éclats saccadés, qui, mieux encadrés, trouveraient leur emploi. La valkyrie aussi est blonde, et blonde aussi lady Macbeth. Son œil fixe et rond a le bleu et le froid de l’acier, ses longs cheveux se nattent en serpens, et les « esprits de haine et de rage » obéissent quand sa voix stridente les évoque.

En attendant, Mlle Nilsson continue à passionner la publicité, qui tient registre de ses moindres aventures, et note sur un livre d’or jusqu’aux menus de ses repas, car il faut à présent qu’on s’occupe des plus insignifians détails de la vie d’une cantatrice, qu’on sache, par sous et deniers, les recettes qu’elle encaisse, qu’on assiste à sa toilette, à son cercle, à ses règlemens de comptes avec ses architectes, ses fournisseurs et ses gens. « De l’objet aimé, tout est cher, » dit Figaro, voyant Almaviva se baisser pour ramasser une épingle. Le talent n’est rien, c’est le prestige qui fait tout. Émouvoir, irriter la curiosité, avoir dans la high life de chaque pays une clientèle imperturbable, régner par la mode et par les influences, c’est là le grand art, le grand point, l’air de bravoure par excellence, et cet air, Mlle Nilsson, convenons-en, le sait chanter mieux que Mme Carvalho, mieux que personne. Pour combien tout ce bruit qu’on mène autour de la femme n’entre-t-il pas dans la valeur attribuée à la virtuose ! Et dans les nouveaux triomphes que nous la verrons remporter cet hiver à l’Opéra, quelle part n’auront pas à revendiquer toutes ces invitations, princières et autres, tous ces patronages fastueux, tous ces bracelets légendaires dont les altesses royales tiennent magasin, et qu’elles distribuent, le sourire à fleur des lèvres, « en souvenir des jouissances qu’on leur a données ! » — C’était donc fête l’autre semaine ; Mlle Christine Nilsson traversait Paris avant de se rendre à Bade pour y créer le rôle de Mignon. Inutile d’ajouter qu’en vue d’une pareille bonne fortune le compositeur, M. Ambroise Thomas, s’est empressé de modifier son ouvrage, remplaçant les dialogues parlés par des