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commerce de ce philosophe augmenta en elle le dédain instinctif qu’elle ressentait déjà pour les femmes faibles.

Le premier objet qui devait émouvoir cette âme si dégagée des choses métaphysiques, c’était un candidat de théologie, le plus grave des candidats et le plus orthodoxe des théologiens. Il morigénait la philosophie de Fanny, blâmait son goût pour Henri Heine, et l’engageait éloquemment à renoncer à la danse. Il plaisait cependant, à tel point que Fanny déclara vouloir se faire chrétienne. Son père ne s’y opposa point. Elle accommoda de son mieux dans sa confession de foi les exigences précoces de sa raison avec celles de l’orthodoxie. Elle n’y parvint pas sans difficulté, et ce fut peine perdue. Le pauvre candidat mourut peu après. Tel fut son premier roman. Le second vint bientôt, — un vrai roman d’Allemagne juive, roman de patientes amours et de passion concentrée. Mme Fanny Lewald allait subir son épreuve et traverser sa crise ; pour elle, comme pour Mme de Hahn, ce devait être la rencontre de Henri Simon.

Il était son cousin, et elle le rencontra dans leur famille commune, à Breslau, comme il sortait de la forteresse où on l’avait enfermé à la suite de son fameux duel. Il avait vingt-sept ans ; Mme Lewald nous le peint tel qu’il était alors, un vrai héros de roman, une silhouette de Byron. Grave d’habitude avec des échappées d’enthousiasme, il semblait sous le coup d’une douleur secrète. Fanny l’admirait, elle le plaignit, l’amour n’était pas loin, et elle s’en aperçut bientôt. Elle revint à Kœnigsberg le cœur tout plein de lui. L’aimait-il ? Elle n’osait se le demander, tant elle redoutait une déception. Ils s’écrivaient : Simon lui apprenait sa nomination dans la magistrature, et l’entretenait des grandes ambitions qui commençaient à le travailler. Ces lettres étaient-elles d’un cœur vraiment épris ? Chacune d’elles, attendue avec une impatience plus grande, ramenait des doutes plus cruels. Des années passèrent ainsi. On parlait à Fanny de se marier, et ce discours la blessait, résolue qu’elle était à n’écouter que son cœur et forcée de renfermer en elle-même un amour que personne autour d’elle ne semblait encourager. Pour se soustraire à des obsessions incessantes, pour conserver au moins la liberté de ses sentimens, elle pensait sérieusement à quitter sa famille et à se faire institutrice. Elle n’avait de secours que dans les lettres de Rahel Levin, qu’elle lisait avec ardeur. « Je trouvai en elle, dit Mme Lewald, le maître qui me donna le courage de supporter et d’agir, qui me prêcha la persévérance dans l’amour et l’abnégation… Et, comme le croyant feuillette la Bible, je recourais à ses lettres… » Rahel devint ainsi pour Fanny à la fois une consolatrice et un modèle sur lequel elle s’efforça de régler son cœur et sa pensée. Elle n’avait que trop besoin de s’exhorter au courage. Les