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paraîtra convenable. Je ne puis faire de réserves pour les opinions que tu voudrais me voir soutenir, ou que tu désirerais faire écouter de tes enfans. — Je le comprends, dit-il. — Nous étions tous deux également graves, car je voulais, en entrant dans ma nouvelle voie, ne laisser dans l’esprit de mon père aucun doute sur la manière dont j’entendais me comporter. Je repris : Je ne puis dorénavant continuer à vivre comme je l’ai fait jusqu’à présent. Si j’arrive à m’en procurer le moyen, il faut que je puisse voir le monde et me rapprocher plus librement des hommes qui me secondent qu’il n’est possible chez nous, autour de notre table à thé, en votre présence et devant mes sœurs. — Je vis que mon père n’était pas disposé à souscrire à ces demandes et à entrer dans ces idées. Je lui expliquai que, si sur ce point nous n’étions pas d’accord, j’étais encore prête, en ce moment, à renoncer à l’accomplissement de mes vœux. Mon père se tut un instant. Pendant tout l’entretien, il avait continué paisiblement de déjeuner. — Je ne vois point, dit-il, quelle compensation je pourrais t’offrir. Tu as trente ans, tu n’es point mariée, tu as toujours montré du jugement, tu ne m’as jamais donné un sujet de plainte, tu te promets du bonheur dans l’exercice de ton talent, fais ce qui te paraîtra bon… — Il se leva, prit la lettre de Lewald et considéra la traite qui y était jointe. Elle était au porteur. Quittant l’air sérieux qu’il avait gardé jusque-là et passant au badinage, il dit : — Tu as commencé aujourd’hui à gagner de l’argent, tu seras aise de l’avoir tout de suite dans les mains, je vais prendre la traite et en toucher le montant… — Il se dirigea vers la porte, se retourna encore une fois, et dit avec une émotion évidente : — Ainsi, un écrivain ! — Alors il leva légèrement ses beaux yeux bruns, — comme il avait coutume de faire lorsqu’une chose inattendue ou pénible lui arrivait ; puis il prit ma tête dans ses deux mains, et, m’embrassant affectueusement, il dit : — Dieu veuille que tu trouves là le bonheur. — Sur ces mots, il sortit, et j’étais si émue que les larmes inondèrent mon visage. Le moment où je me fiançai pour toute ma vie à mon mari ne fut pas plus solennel pour moi. »


Il n’y a point dans toute l’Histoire de ma vie de page où Mme Lewald ait plus complètement dépeint et elle-même et le milieu où elle a vécu. Cet intérieur de famille, ce mélange de bonhomie et de solennité chez le père, cette fille correcte et sage qui expose d’un ton reposé à ce vieillard des idées si bien faites pour le surprendre, celui-ci qui écoute sans sourciller et répond du même ton, puis l’attendrissement de la fin, cette bénédiction mouillée de larmes, cette naïveté d’exaltation, tout, jusqu’au sourire israélite que l’aspect de la lettre de change amène au beau milieu de ces graves explications, tout est caractéristique ici, tout nous rappelle où nous sommes. Et remarquez de quel ton cela nous est conté ; c’est la crise