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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/405

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ingénuité qui n’est point niaise, un enthousiasme qui n’est pas de la folie, des grâces sérieuses en un mot et un tempérament harmonieux où se fondent en nuances délicates les caractères opposés que nous venons d’étudier. Au lieu de vanter des faiblesses, de glorifier des défauts et de forcer la nature sous prétexte de l’embellir, que n’a-t-on porté les regards autour de soi, sur tant de choses touchantes ou gracieuses que des femmes pouvaient si bien voir et exprimer si bien ? On aurait découvert ainsi moins d’aventures extraordinaires ; mais on aurait atteint ce que la réalité seule donne, la trame éternelle de toute poésie, des âmes vivantes et vraies. Il y a un petit poème de Chamisso où sont traduits en stances simples les sentimens dans lesquels se résume la vie de la plupart des femmes ; c’est comme la légende du cœur féminin : la première fierté d’amour d’abord, l’admiration enthousiaste, le bonheur tendre et recueilli, la confiance absolue, le dévoûment sans réserve, puis les joies souveraines, la maternité qui double l’amour et le rajeunit, la douleur unique et irréparable, enfin la mort et les souvenirs qui laissent attendre le ciel. La poésie est un peu trop intime peut-être, trop innig, comme on dit en Allemagne ; mais elle émeut. Qui a entendu ces vers, chantés surtout avec les pénétrantes mélodies qu’ils ont inspirées à Schumann, en sait davantage sur la nature des femmes allemandes et les juge de plus haut que celui qui lit tous les livres de leurs romancières préférées. Et ces types immortels de vérité poétique, Marguerite, Dorothée, Charlotte, qui sont-ils, sinon l’essence même de la nature allemande ? Goethe, j’en conviens, avait un faible pour les femmes bel esprit, et entrait volontiers avec elles en commerce d’admiration ; mais il les traitait comme Jupiter ses amantes mortelles, et ne leur gardait point de places dans son olympe. Ouvrez ses mémoires et contemplez sous le vernis glacé dont il le recouvre le portrait de sa mère, relisez surtout l’admirable épisode de Frédérique, vous toucherez la vie même et la vérité pure, et vous vous rendrez compte de ce qui manque aux comtesses Hahn et aux Lewald pour atteindre le grand art. Insuffisantes ou infidèles dans leurs peintures, les femmes auteurs en Allemagne n’ont point encore sérieusement pris place dans la littérature, et en définitive, de quelque éclat emprunté qu’elles aient ébloui les yeux, quelque bruit que l’on ait fait autour de plusieurs d’entre elles, elles n’ont donné à leur pays ni une Sévigné, ni une Staël, ni une George Sand.


ALBERT SOREL.