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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/407

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Cependant, à voir combien peu y a réussi l’auteur de l’ouvrage dont le titre est en tête de cette étude, on serait tenté de croire que l’histoire de la guerre de Crimée est encore une œuvre trop difficile pour un écrivain de notre génération. Peut-être après tout est-ce plutôt la faute de l’homme que du sujet. M. Kinglake est un avocat qui acquit, il y a vingt-cinq ans environ, une réputation méritée par la publication d’un récit de voyage en Orient. Eothen, tel en était le simple titre ; mais sous ce mot un peu pédantesque, sur un sujet si rebattu, l’auteur d’Eothen groupait tant de fines remarques et de justes appréciations que le livre eut un succès durable. La Revue[1] en a rendu compte sans lui marchander les éloges. M. Kinglake, peu fidèle aux habitudes sédentaires de sa profession, suivit en amateur jusqu’en Crimée le quartier-général de l’armée anglaise ; un peu plus tard, après la mort du commandant en chef des troupes britanniques, lord Raglan, il fut chargé de dépouiller et de classer les papiers que laissait ce général ; puis il a consulté des documens d’une authenticité incontestable qui ont été publiés en Russie, notamment l’histoire du siège écrite par les soins ou tout au moins avec la participation du général de Todleben, l’illustre défenseur de Sébastopol. Les moyens de connaître la vérité ne lui ont donc pas manqué. Toutefois l’histoire de l’invasion de la Crimée par M. Kinglake ne sera jamais considérée comme une œuvre définitive, parce que l’auteur y a mis l’empreinte d’une personnalité trop ardente. La première partie n’est qu’un violent factum dirigé contre des hommes qu’en cette occasion du moins il devait respecter, contre les chefs d’un gouvernement sans l’aide duquel l’Angleterre n’aurait jamais pris Sébastopol. A chaque page M. Kinglake montre qu’il a des amitiés dévouées et des haines implacables ; à ceux qu’il aime, il ne trouve aucun tort ; à ses ennemis, il ne reconnaît de talent que pour assaisonner ses aperçus d’un filet d’amertume qui rend la louange même désagréable. Au reste il a des amis et des ennemis dans tous les camps ; Anglais, Français ou Russes, il passe en revue tous les chefs que leur position signalait alors à l’attention publique, et il distribue aux uns comme aux autres l’éloge ou le blâme suivant certaines opinions préconçues dont sa conscience seule connaît les motifs.

Mais que de qualités rachètent ces fautes de jugement ! Souvenirs vivans aidés par une imagination complaisante, peintures animées, anecdotes curieuses, révélations piquantes, il y a de tout dans cette œuvre, avec l’éclat d’un style où se trahit encore l’amour-propre de l’Anglais patriote : on dirait qu’il s’est fait un

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1845.