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perspicace, s’en inquiétait. Il chargea Todleben d’une mission pour le prince Menchikof, le recommandant en même temps comme un officier de grand talent dont les services seraient utiles, s’il y avait des fortifications à établir. Il fut accueilli avec politesse au quartier-général de Sébastopol ; mais, comme on était alors en août, on lui fit comprendre que la saison était trop avancée pour que la flotte anglo-française osât s’approcher de la place, que l’argent était trop précieux pour être dépensé en travaux inutiles, et qu’il n’avait rien de mieux à faire que de retourner en Bessarabie. Todleben sut éluder pendant quelques semaines cet ordre de départ, puis les alliés apparurent sur la côte, et il ne fut plus question de le renvoyer. Dans le peu de temps qu’il venait de passer à Sébastopol, il avait étudié avec un zèle instinctif le terrain qui devait être si vaillamment disputé plus tard. Il s’était aussi fait de nombreux partisans par sa franchise et son amour des sciences militaires. Kornilof surtout l’avait apprécié dès le premier jour et se l’était attaché par une sincère amitié.

Ainsi le 20 septembre 1854, au moment où l’armée du prince Menchikof, postée sur les hauteurs de l’Alma, était assaillie par les troupes alliées, l’autorité était partagée à Sébastopol entre trois officiers-généraux indépendans l’un de l’autre. La ville était en grand émoi, car son sort se décidait en bataille rangée. Toute la journée, on avait entendu le bruit du canon. La nuit vint, on était encore sans nouvelles ; mais l’incertitude n’engendrait pas de vaines terreurs au milieu d’une population presque entièrement composée de marins et de soldats. On préparait avec sang-froid des moyens de transport et des places dans les hôpitaux pour les blessés. Enfin, vers onze heures du soir, Menchikof revint à la Severnaïa ; son armée était en pleine déroute, à tel point qu’il n’avait osé la rallier sur la Katcha, ce qui lui eût été facile cependant, puisque les alliés étaient hors d’état de le poursuivre. Toute la nuit, des fugitifs et de longs convois de blessés défilèrent à travers les rues ; les habitans avaient sous les yeux les tristes résultats de la bataille sans en avoir éprouvé l’ardeur et l’enivrement. Épuisé plus encore par l’accablement de l’esprit que par la fatigue du corps, Menchikof ne prit que le temps d’expédier un courrier à Saint-Pétersbourg pour apprendre au tsar la fatale nouvelle de la journée, puis il se livra au repos, ajournant au lendemain les graves résolutions qu’il lui restait à prendre ; mais il avait déjà laissé soupçonner aux officiers de son état-major le nouveau plan de campagne qu’il voulait poursuivre.

Dès le lendemain matin, Kornilof réunit en conseil de guerre les amiraux et les capitaines de son escadre. Jugeant avec raison que les troupes de terre, abattues par leur défaite de la veille, étaient incapables de défendre Sébastopol contre une armée victorieuse, il