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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/416

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renforts. Il donna donc l’ordre formel de mettre tous les marins à terre et de couler plusieurs navires en travers de la passe. Kornilof obéit, ne pouvant faire autrement. Cinq vaisseaux de ligne et deux frégates furent rangés à l’entrée de la rade dans la position où ils devaient sombrer. Le 23 au matin, on ne voyait plus que leurs mâts au-dessus des vagues, sauf un seul qui, en dépit des voies d’eau qu’on lui avait faites, surnageait encore. Ce navire était un magnifique trois-ponts de 130 canons, il s’appelait les Trois-Saints-Pères, un nom révéré des marins. Ces braves gens, superstitieux jusqu’au bout, s’imaginaient qu’il était resté à bord quelque relique ou quelque emblème sacré qui soutenait le vaisseau condamné. Ils souffraient de le voir s’enfoncer lentement, comme si c’eut été l’agonie d’un être vivant. Bientôt les vagues roulèrent sans obstacle à la place qu’il avait occupé. Les autres bâtimens de la flotte russe étaient à l’ancre en divers points de la rade, prêts à être coulés pareillement, si l’ennemi devenait maître de la place. En attendant, ils étaient bloqués, puisque les vaisseaux sacrifiés les empêchaient de mettre à la voile.

L’événement a semblé prouver plus tard que l’immersion d’une partie des vaisseaux était une mesure inutile, en tant que moyen de fermer à l’ennemi l’entrée de la rade, puisque les forts à triple étage de feu qui défendaient la passe luttèrent sans désavantage six semâmes après contre toutes les flottes française, anglaise et turque, réunies pendant une journée entière. Si c’était inutile, n’était-ce pas aussi maladroit, pour ne pas dire plus, d’abandonner aux alliés sans combat, pour toute la durée, de la guerre, la domination de la Mer-Noire ? Néanmoins M. Kinglake n’en fait pas un reproche au prince Menchikof. Il prétend au contraire que ce fut un acte sage, parce que les marins n’auraient pas été convaincus sans cela que la lutte devait se continuer désormais à terre, et à terre seulement. La flotte réduite à l’inaction, ce n’étaient pas seulement 18,000 hommes qui devenaient disponibles pour les travaux de fortification et l’armement de la ville, c’étaient encore 1,900 pièces de gros calibre et les prodigieuses ressources matérielles que renferme un arsenal maritime bien organisé. Le vrai motif est que le grand-amiral ne voulait pas se laisser enfermer dans la ville par les assaillans, qu’il avait hâte de regagner la route de Simphéropol, afin de sauvegarder ses communications avec la Russie, et qu’il lui aurait été décemment impossible de s’éloigner, s’il n’avait eu ces 18,000 matelots pour garnir les forts de Sébastopol. Dès que Menchikof eut fait connaître aux amiraux l’intention où il était de partir avec son armée, Kornilof lui objecta que quelques milliers de marins seraient hors d’état de se défendre contre 50,000 hommes de troupes victorieuses, et que, une fois les forts perdus, la ville était prise. Le prince répliqua qu’une attaque n’était pas à craindre du moment qu’il tiendrait la