Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/429

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en chef, le général Canrobert ne se sentait pas l’audace de vaincre les irrésolutions de l’état-major anglais. M. Kinglake affirme, il est vrai, que l’avis personnel de lord Raglan était favorable à une attaque immédiate ; mais il n’en donne pas, suivant nous, la preuve décisive. Il paraît infiniment plus probable que le caractère prudent et formaliste du chef.de l’armée anglaise devait se laisser conduire sur une question de ce genre par la vieille expérience de sir John Burgoyne.

On se résolut donc à débarquer le matériel de siège que la flotte avait amené à Balaclava. Le plus grave inconvénient du plan adopté était la perte de temps considérable qui devait en résulter. Le mois d’octobre commençait ; quoique le ciel fût encore beau, il n’était pas permis aux généraux alliés d’ignorer que l’hiver sévit en Crimée avec une rigueur extrême. Seulement ils se faisaient encore illusion sur la durée probable du siège. A les en croire, il ne fallait qu’une semaine ou deux pour dresser les batteries, éteindre le feu de la place et donner l’assaut définitif. La pénurie des moyens de transport fut d’abord un sérieux obstacle, car on ne possédait que très peu de voitures et de chevaux. De Kamiesch au camp français, la distance était courte, et d’ailleurs nos soldats eux-mêmes, à défaut d’animaux de trait, s’attelaient avec un joyeux entrain aux affûts et aux canons qu’il fallait amener en ligne. Les fantassins anglais se prêtaient moins volontiers à ces manœuvres pénibles. Heureusement pour eux, les matelots de la flotte leur vinrent en aide. Après une dizaine de jours d’efforts surhumains, les Français étaient prêts à dresser leurs batteries de siège. En effet, dans la nuit du 9 au 10 octobre, les soldats, guidés par les officiers du génie, ouvrirent la tranchée sur la crête du Mont-Rodolphe, au sud-ouest et à 1,000 mètres environ des ouvrages russes. Les Anglais n’osèrent pas s’approcher si près à découvert. Leurs premiers travaux fuient entamés à 1,300 ou 1,400 mètres en avant des batteries ennemies. On espérait encore qu’il serait inutile de conduire les opérations avec la lenteur classique des sièges ordinaires. On n’avait en face de soi que des ouvrages en terre. Nous avons dit plus haut que les Russes suivaient de l’œil ces travaux sans se décourager, et que l’ouverture de la tranchée leur avait inspiré plus d’espoir que de crainte. Menchikof était revenu à Sébastopol et leur avait laissé des troupes, lis étaient désormais en communication constante avec le cœur de la Russie, car il était bien évident que l’armée assaillante n’était pas assez nombreuse pour investir la place. Ils n’étaient plus, comme au début de l’invasion, les défenseurs d’une ville isolée ; ils se sentaient maintenant les soldats d’avant-garde d’une lutte gigantesque où l’empire du tsar tout entier allait résister aux efforts combinés de la France et de l’Angleterre, deux puissances