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réduites à leurs seules forces, elles ne pouvaient continuer le feu avec un avantage décisif.

Au lendemain de cette tentative, les alliés s’avouèrent enfin que Sébastopol était à l’abri d’un coup de main. Avec cette journée du 17 octobre s’arrête la première période de l’invasion de la Crimée. La guerre de tranchée allait commencer ; en même temps les généraux anglo-français apprenaient par des renseignemens certains à quelles dures épreuves leurs troupes seraient soumises pendant l’hiver, car c’eût été de l’aveuglement que d’espérer encore en finir avant la mauvaise saison. Eurent-ils bien conscience dès ce moment de la longue résistance que Sébastopol devait leur offrir ? Il est permis d’en douter, ou, s’ils le surent, ils n’insistèrent pas assez auprès de leurs gouvernemens respectifs pour l’envoi immédiat et rapide des objets de campement que les circonstances exigeaient. Nous nous étonnerons un peu que M. Kinglake ne blâme pas plus sévèrement qu’il ne le fait en cette occasion la négligence de l’administration anglaise. Personne n’ignore à quel point nos alliés souffrirent du froid et des privations sur le plateau de la Chersonèse pendant l’hiver de 1854 à 1855 ; or les ministres de la Grande-Bretagne ne pouvaient guère excuser leur imprévoyance, puisque lord Raglan leur écrivait, à la date du 18 octobre : « Il faut nous attendre à de l’humidité et à des froids excèssifs. Dans l’un et l’autre cas, nos troupes ne peuvent rester sous la tente, quand même elles seraient abondamment fournies de bois ; mais le pays ne fournit pas assez de combustible pour faire cuire les alimens. » Il sera curieux de voir de quelle façon, dans la suite de son récit, la partialité patriotique de M. Kinglake s’y prendra pour expliquer l’anéantissement presque complet de l’armée anglaise, tandis que les Français résistaient avec une fermeté admirable aux mêmes épreuves et aux mêmes dangers.

L’histoire de l’invasion de la Crimée par M. Kinglake est écrite, il faut bien le répéter, sous l’empire de préventions excessives dont le but varie, ce qui est le plus curieux, d’un volume à l’autre. Dans les deux premiers volumes, il développe contre les institutions de l’empire français une thèse historique qu’il eût été peut-être de meilleur goût de ne pas associer aux événemens d’une époque pendant laquelle l’alliance anglo-française accomplit de grandes choses. Les attaques qu’il dirige contre le gouvernement impérial d’alors, si elles étaient prises à la lettre, rejailliraient plus qu’il ne le veut sur le gouvernement de son propre pays. Il y eut en 1854 entre les deux nations, depuis longtemps rivales, une étroite solidarité dont la postérité fera grand honneur aux hommes d’état de notre temps. Or cette union, s’il fallait en croire M. Kinglake, les ministres de la Grande-Bretagne l’auraient subie plus que désirée : c’est en vérité