Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 83.djvu/726

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’expérimentation dans le cercle polaire, entre l’île Jean-Mayen et la côte orientale du Groenland. La vigie signala un souffle de cachalot ; aussitôt on lança quatre pirogues. Je remplaçais dans la pirogue n° 4 un matelot qu’un panaris mettait hors de service. Au volume de la gerbe, il était aisé de reconnaître que nous avions affaire à un solitaire de la plus imposante espèce. Il n’en fallut pas plus pour stimuler l’ardeur de tous les équipages. Les pirogues, parvenues au but de leur course, formaient un cercle, et, tout en nous orientant avec précaution pour cerner l’énorme bête, nous interrogions du regard la surface des eaux. La mer était tourmentée, chaque lame qui se soulevait faisait naître une émotion nouvelle. Tout à coup un grand remous se fit à cinq brasses de notre pirogue, c’était le cachalot qui venait souffler, — la chance était pour nous ! — Le souffle fut tellement puissant que, poussé par la brise, il s’abattit sur notre baleinière et l’enveloppa comme d’un nuage. Trompé sans doute par cette circonstance, notre harponneur, se croyant à portée, envoya son arme ; mais, quoique bien dirigé, le harpon n’avait pas pénétré suffisamment. Chacun de nous s’était cramponné à son banc pour résister à la secousse. Le cachalot fit un soubresaut épouvantable en plongeant, et nous restâmes en place ; la hampe du harpon flottait devant nous. Le solitaire ne nous quittait pas ainsi ; au moment où nous appareillions pour guetter le second souffle, une clameur sortit de la pirogue n° 2, la plus rapprochée de la nôtre, et nous vîmes comme un énorme tronc d’arbre, large à la base et se terminant en pointe, s’abattre sur elle : le cachalot s’était retourné sur son dos et broyait cette pirogue sous sa formidable mâchoire. En même temps qu’ils avaient poussé un cri pour éveiller notre attention, tous les hommes de cette embarcation s’étaient jetés à la mer, et nageaient vers les autres pirogues, dont les plus proches ne s’occupaient plus que d’opérer leur sauvetage. Tout cela s’était passé avec la rapidité d’un éclair ; le harponneur de la baleinière engloutie fut le héros d’un épisode passablement émouvant. Le cachalot avait pris la pirogue par le milieu, et, au moment où il avait fermé sa gueule, les deux extrémités de l’embarcation s’étaient brusquement rapprochées. Cela évita à l’officier de pêche, assis à l’aviron de queue, la peine de se jeter à l’eau comme ses hommes, car il décrivit une courbe dans l’air, et vint plonger à deux brasses de notre arrière ; quant au harponneur placé à l’avant, il fut lancé du même coup, mais avec moins de force, et alla tomber à cheval juste sur la mâchoire du solitaire, qui émergeait encore. Inutile d’ajouter qu’il s’empressa d’abandonner ce radeau inhospitalier pour nager vers nous.

Dans cette malheureuse attaque, nous n’avions perdu absolument que la baleinière, dont nous voyions les épaves se balancer sur la