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ESSAIS ET NOTICES

Le Sentiment religieux en Grèce d’Homère à Eschyle, par M. Jules GIRARD ; Hachette, 1869.


Je voudrais analyser en quelques pages un livre sérieux et puissant qui mérite d’avoir des lecteurs et qui risque de les décourager par l’austérité des doctrines et l’effort qu’il faut faire pour pénétrer dans la pensée de l’auteur. Ce livre, pris dans le détail, est rempli de passages brillans qui ne peuvent manquer de séduire ceux qui les liraient isolés ; mais l’ensemble même et l’idée principale de l’ouvrage sont plus difficiles à saisir. Il importe pourtant de les bien comprendre, car M. Girard a prétendu faire autre chose qu’une étude de critique sur quelques grands écrivains de l’antiquité : il expose un système, et il veut apporter quelques lumières nouvelles sur une des évolutions les plus curieuses de l’esprit humain. C’est ce système qu’après M. Girard et en me tenant aussi près de lui que possible je vais essayer de faire connaître.

Les origines de la tragédie grecque sont aujourd’hui bien connues. On a cessé de croire depuis longtemps qu’elle était un produit de combinaisons savantes, un genre de littérature créé tout d’une pièce par l’imagination féconde d’un poète dans les rêveries du cabinet. Nous savons qu’elle s’est formée lentement, par des transformations successives, et qu’elle a subi à chaque fois l’influence des sentimens et des croyances de la foule. Dans une des plus belles pages de son Histoire de la littérature grecque, Ottfried Müller a montré comment le peuple qui assistait aux fêtes de Bacchus, qui croyait voir le dieu mourant et ressuscité, proscrit et victorieux, qui le suivait avec un intérêt ardent à travers toutes les phases de son existence agitée, éprouvait le désir de combattre, de souffrir et de vaincre avec lui, de sortir de lui-même pour se confondre avec Bacchus ou avec ses serviteurs, pour se faire un des acteurs de ce drame mystique que son imagination lui représentait. C’est, selon lui, cette disposition religieuse des esprits qui, au VIe siècle, a donné naissance au drame grec ; il est sorti de cette exaltation et d« cet enthousiasme. M. Girard pense comme Ottfried Müllier, mais il veut aller plus loin que lui. Cet état des âmes dont la tragédie a tant profité n’a pas commencé subitement au VIe siècle. En Grèce, dans ce pays heureux, qui s’est développé lui-même, qui n’a pas connu ces brusques révolutions que les influences étrangères amènent dans la vie d’un peuple, tout suit une marche raisonnable et logique. Les événemens du jour ont leurs racines dans le passé ; les croyances se modifient d’après des lois régulières, et la poésie grandit par une sorte de croissance naturelle. Il