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anglaise, n’hésite pas à reprendre la thèse de Berkeley et à refuser à la matière toute réalité objective.

L’autorité des noms que nous venons de citer doit faire pressentir que ce problème n’est pas un jeu. Quelques réflexions en feront voir toute la portée. C’est le rôle de la science humaine de démêler dans nos sensations des lois générales et universelles, indépendantes de ces sensations mêmes. Que fait par exemple la physique ? L’un dit : Il fait chaud dans cette chambre, l’autre dit : Il fait froid. Le physicien arrive avec son thermomètre ; il les met d’accord en déterminant d’après des lois fixes le degré précis de la température. La température objective est donc indépendante de la sensation individuelle, et la science ne fait que traverser l’une pour arriver à l’autre. Ainsi va le physicien de la sensation de lumière à la lumière objective, dont il détermine les lois géométriques, ainsi de la commotion ou de l’éclair électrique aux lois des courans ou des aimans. En un mot, la sensation n’est qu’un signe dont le savant se sert pour découvrir les lois qui régissent la nature. La science cherche donc partout à substituer l’objectif au subjectif. Qui nous assure cependant que ces lois elles-mêmes ne sont pas encore des sensations généralisées ? Qui nous assure que tout ce monde du dehors est autre chose que le monde abstrait de nos représentations ? Qui nous assure que ce n’est pas en nous-mêmes que nous voyons le ciel astronomique, les lois de l’optique et de l’acoustique, enfin toute la législation de la nature ? Le même besoin qui nous a fait passer des sensations individuelles aux lois générales nous porte plus loin, et nous force à nous demander si cette objectivité des lois générales de la nature a pour fondement une réelle extériorité. Il semble que la vérité de la science soit suspendue à ce problème, car nous ne pouvons guère nous représenter le vrai que comme quelque chose qui continue de subsister avant et après la représentation que nous en avons.

Tel est le fond du débat qui s’agite ici entre Mill et Hamilton ; mais, pour le bien comprendre, il faut se souvenir de la théorie de la perception extérieure donnée par l’école écossaise. Préoccupé des conséquences sceptiques que David Hume, après Berkeley, avait tirées des principes de Locke, et désireux de restaurer la certitude de la croyance aux réalités extérieures, de réconcilier sur ce point la philosophie avec le sens commun, le docteur Reid avait cru trouver dans ce qu’il appelait la théorie des idées représentatives l’origine du scepticisme qu’il combattait. C’était, pensait-il, pour avoir cru qu’entre notre esprit et les choses il y a un intermédiaire, à savoir l’idée, que l’on avait été entraîné à nier l’existence de l’objet. Il est très vrai en effet que, si l’objet de notre perception est non pas le corps lui-même, mais l’image de ce corps, nous n’avons aucun