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perception extérieure et contre l’existence des choses corporelles. On a invoqué par exemple les erreurs des sens, les illusions du sommeil et de la folie. Réduisons ces difficultés à leur juste valeur. La difficulté de trouver un critérium qui puisse servir à distinguer nettement la veille du sommeil et le rêve de la perception a préoccupé tous les philosophes, et a souvent servi de prétexte aux objections du scepticisme. Dans le sommeil en effet, nous voyons, nous touchons les objets extérieurs aussi bien que dans la veille ; nous en admettons l’existence avec la même confiance, la même sécurité. Toute la différence est que dans le sommeil nos sensations sont incohérentes, indistinctes, et ne forment jamais une trame serrée et continue, tandis que dans la veille nos idées se lient et se suivent d’une façon ininterrompue et forment un tout régulier. Si un homme, comme le disait Pascal, rêvait la même chose toutes les nuits et reprenait chaque nuit le rêve commencé la veille, rien ne pourrait lui faire reconnaître qu’il dort et distinguer sa vie véritable de sa vie apparente[1]. De ces considérations, on conclut avec Leibniz que tout ce que l’on peut dire de plus certain en faveur de nos perceptions, c’est qu’elles sont des « songes bien liés. »

Nous croyons, pour notre part, que l’on peut dire quelque chose de plus. Toutes les observations qui ont été faites sur les rêves tendent à prouver que les élémens de nos rêves sont toujours empruntés à nos perceptions antérieures. M. Alfred Maury, dans son curieux livre sur le sommeil, en donne d’assez nombreuses preuves, et chacun, dans le cercle de son expérience journalière, a pu cent fois s’en convaincre. Ce qui le prouve certainement, c’est que la nature des rêves est accommodée à l’âge, à l’expérience, au mode d’existence de chacun. L’enfant rêvera de ses jeux, le jeune homme de ses amours, et ce n’est qu’à l’âge mûr que commencent les rêves de la fortune et de l’ambition. Si j’ose invoquer ici mon expérience personnelle, j’ai pu constater que dans ces dernières années il m’est arrivé assez souvent de rêver philosophie. J’entame et je poursuis des discussions avec syllogismes, objections, instances et répliques, et quelquefois au réveil, me rappelant mes argumens, je ne les ai pas trouvés beaucoup plus mauvais que ceux de la veille. Or jamais de tels rêves ne m’ont visité quand j’étais plus jeune : c’est le désagréable regain d’une carrière consacrée tout entière à un même travail, et où la pensée elle-même, comme dirait Pascal, tourne à la machine. Il n’y a donc pas le moindre doute que ce sont les perceptions et les pensées de la veille qui fournissent à

  1. M. Brière de Boismont, dans son livre sur les Hallucinations, rapporte un cas curieux qui semble la réalisation de l’hypothèse de Pascal. Le sujet de cette observation en est devenu fou.