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profondeurs de son tempérament. » Cet énervement se traduit de toutes les manières, tantôt par la lâcheté morale, tantôt par l’irrésolution la plus niaise. Il n’est pas le jouet de sa passion, il est le jouet du hasard. Pendant qu’il fait son droit à Paris, il s’est acheté un pantalon gris-perle, un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d’or pour aller faire visite à Mme Arnoux. Pourvu de tout cela, il hésite, craignant d’avoir eu « une idée de coiffeur. » Qu’ils sont touchans, ces combats d’une belle âme et dignes d’être racontés ! « Enfin, pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois dans l’air des pièces de monnaie. Toutes les fois le présage fut heureux. Donc la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul. » Toutes ces choses sont dites le plus sérieusement du monde. Nous voudrions nous montrer aussi sérieux que l’auteur, mais le moyen de ne pas rire ? Ces grâces d’état n’appartiennent qu’à l’école des impassibles. On a beau faire, il est des rapprochemens auxquels on ne peut échapper. Connaissez-vous une bouffonnerie représentée, il y a deux ou trois ans, sur un de nos petits théâtres et intitulée les Jocrisses de l’amour ? Le héros de M. Gustave Flaubert est évidemment de cette confrérie : on s’étonne que l’auteur puisse garder ici son imperturbable sang-froid, on s’étonne qu’il étudie cet imbécile avec les procédés de la science, avec la précision de la critique, oubliant qu’un tel personnage est connu depuis longtemps, et depuis longtemps appartient à la caricature.

Tous les événemens qui suivent confirment cette première impression. L’habile écrivain a scrupuleusement observé le précepte d’Horace : le personnage qu’il met en scène demeure fidèle à ses débuts. Tel s’est montré Frédéric Moreau dans les cent premières pages, tel nous le retrouvons jusqu’à la fin de ses longues aventures, qualis ab incœpto processerit. On pourrait appeler ce roman : l’histoire d’un énervé. Par instans, quand il se croit aimé de Mme Arnoux, il a des réveils de volonté courageuse et honnête. La gracieuse femme a besoin d’une résignation singulière avec un mari comme le sien ; ce joyeux butor ne cesse de blesser en elle toutes les délicatesses de l’esprit et du cœur. Il l’aime comme une maîtresse ; parce qu’il lui fait une vie comfortable, il se croit dispensé de ses devoirs. Mme Arnoux devine ses infidélités, comme elle connaît ses grossièretés, ses mensonges, ses vilenies de toute sorte. Le bonhomme, en effet, ne se gêne guère, et s’il trompe les gens, il n’y met pas d’hypocrisie ; sa jovialité désarme les dupes, sa cordialité hospitalière fait tout pardonner. « A ceux qui se plaignaient d’être exploités, il répondait par une tape sur le ventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus, s’enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme, et, s’obstinant