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sous le nez de cette bête, qu’elle ne remuerait pas même un œil pour voir ce qui se passe ; c’est le cheval le plus tranquille du monde entier. » Il ne faut pas avoir de trop grandes exigences. J’avais vu avant mon dîner le premier cireur de bottes et le cheval le plus tranquille de l’univers. Satisfait de ne pas avoir perdu ma journée, je m’acheminai vers la table d’hôte.

On dîne, dans les grands hôtels de San-Francisco, de trois à sept heures ; mais l’heure des tables d’hôte est six heures. Les femmes y assistent en toilette de soirée ; les hommes, fidèles à leur droit d’agir en toute circonstance à leur guise, restent en costume de ville. La vaste et belle salle à manger de l’Occidental Hotel était remplie de quarante tables distinctes. Chaque table comptait de huit à dix couverts. Cette disposition a sur celle de nos grandes tables d’hôte l’avantage de permettre à chaque convive de choisir sa compagnie et de dîner avec elle en partie séparée. Je m’assis auprès de mes compagnons de voyage à une table qui occupait le centre de la salle. Nous nous communiquâmes nos impressions de la journée, et nous tombâmes tous d’accord que San-Francisco était une ville fort attrayante, que ses habitans étaient généreux et hospitaliers, ses femmes charmantes, et qu’il ne fallait pas penser à quitter un séjour si agréable aussi vite que nous l’avions projeté en débarquant du Japan.

Quoique la salle à manger contînt ce soir-là de cent cinquante à deux cents convives, ce fut notre petite table qui eut l’honneur d’attirer l’attention générale. Tout le monde savait que nous arrivions du Japon et de la Chine, et il n’en fallait pas davantage pour éveiller la curiosité. Les hommes nous jetèrent un froid coup d’œil, les coudes appuyés sur la table ; mais leur examen ne fut pas de longue durée. Nous ne leur offrions rien de particulier, et en nous regardant ils ne suivaient que leur coutume de chercher l’inconnu de préférence an connu. L’attention des femmes me frappa davantage par la manière singulière dont elle se manifestait. Elles nous étudiaient en détail, l’un après l’autre, et cela avec le même sang-froid, avec la même absence d’effronterie ou de modestie qu’elles auraient mis à examiner un meuble ou un tableau. Il n’y avait rien de provoquant dans le franc regard de ces beaux yeux limpides, rien qui invitât à un sourire d’intelligence, ou qui excitât un mouvement de vanité ; mais il n’y avait rien non plus de cette pudique réserve que nous considérons comme le principal charme de la jeune femme et de la jeune fille.

Le repas fini, un aimable Californien, M. V… S…, me proposa d’aller au théâtre. « Nous avons ici deux espèces de spectacles, me dit-il, les décens et ceux qui ne le sont pas. Sans doute il vous