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tail, un punch, un cobbler, ou d’un autre nom quelconque dont la signification change suivant la localité. À San-Francisco et dans la Californie en général, on en consomme en très grande quantité. Dans les états de l’est, on est, dit-on, plus sobre, et les hommes d’un âge mûr et qui ont une certaine position à garder n’entrent dans les public houses qu’accidentellement ; mais la population californienne ne se gêne en rien, et dans les cabarets de San-Francisco on rencontre à toute heure du jour des représentans de toutes les classes de la société. La boisson favorite des gens du peuple est le whiskey, et ce qu’un mineur de la Californie ou de Nevada peut en absorber est incroyable.

Quelques jours après être allé à la Bella Union, mon ami me mena au Théâtre-Californien. La salle est grande et belle ; les acteurs restent dans les limites de la médiocrité et ne sont ni bons ni mauvais ; l’orchestre est détestable, le public un peu plus bruyant qu’en Europe, mais convenable d’ailleurs. On jouait ce soir-là un drame de Shakspeare et une de ces farces mythologiques dans le genre de celles qui valurent à certains de nos théâtres leurs meilleures recettes. Le public, j’entends le public d’élite de San-Francisco, ne semblait point choqué d’un programme si bizarrement composé, et applaudissait avec autant de chaleur les vers du poète et les bouffonneries du parodiste.

Je l’ai dit plus haut, et je le répète ici : comme artiste ou plutôt comme appréciateur du beau, l’Américain est assurément fort inférieur à l’Européen. Les beaux-arts n’ont, jusqu’à présent, qu’une page blanche dans l’histoire des États-Unis, et la vanité patriotique des Américains les empêche seule de faire franchement des emprunts à leurs voisins d’outre-mer, plus favorisés qu’eux sous ce rapport. Il leur arrive parfois d’apporter de leurs excursions en Europe des copies plus ou moins bonnes des tableaux de maîtres anciens ou les productions originales de quelque peintre en vogue ; mais il suffit de voir dans quel milieu ils placent ces produits exotiques pour comprendre que le sentiment de l’harmonie fait grandement défaut à l’acquéreur, et qu’il a été guidé dans son choix ou par un avis intéressé ou bien par un simple caprice. D’ailleurs même ces amateurs de parade, qui ont au moins le mérite de reconnaître l’infériorité de leur pays au point de vue des arts, sont chez eux en grande minorité. La plupart des Américains avec lesquels je me suis trouvé en rapport laissaient voir ou confessaient même qu’ils étaient incapables de mesurer la distance qui sépare Michel-Ange, Rembrandt et Beethoven du vulgaire des hommes. Les conceptions de ces maîtres demeurent inaccessibles à des intelligences tournées naturellement vers le côté pratique de la vie humaine.