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mais sans intermédiaires. Les ayant connus à fond et pour ainsi dire dans l’âme, toutes les fois qu’il eut occasion d’en parler, ce fut avec une sorte d’abondance de cœur, rarement pour suivre une tradition, jamais pour édifier un de ces systèmes qui ne portent que sur des raisonnemens. Telle fut la source de son originalité comme critique. Il n’était pas érudit ; Jeffrey lui reprochait discrètement son peu de lecture, il trouvait en lui beaucoup moins de savoir que de vivacité de sentiment, et une sorte d’ivresse du beau. Jamais peut-être on n’a mieux appliqué cette devise de Quintilien qu’Hazlitt ne connaissait sans doute pas, non multa sed multum, lire souvent et peu de livres. Il digéra durant de longues années cette nourriture de l’esprit, et, par une nouvelle ressemblance avec Rousseau, l’éclosion de son talent se fit tard et fut complète. Il avait déjà toutes les idées qu’il devait répandre dans ses écrits. Du moment qu’il prit la plume, la lecture lui devint superflue. Nous aimons les richesses qui ne sont pas d’emprunt ; en parcourant Hazlitt, on sent qu’il a mis beaucoup du sien dans ce qu’il nous présente. La chaleur de cœur est communicative ; quand elle prête son secours à la critique, elle est comme la flamme qui fait reparaître sur le papier des caractères effacés.

Hazlitt juge Shakspeare avec la sensibilité exquise qu’éveille en lui la poésie, et pour lui la poésie jaillit de l’imagination et du cœur. Johnson l’a jugé en le réduisant à la prose, pis que cela, en le soumettant au critérium d’un poète certainement médiocre. Voilà pourquoi Hazlitt a réussi à casser l’arrêt porté par Johnson. Il a l’honneur d’avoir fait pour l’Angleterre ce que Schlegel avait fait pour le reste de l’Europe : il a remis Shakspeare sur le trône d’où Voltaire, de l’avis de beaucoup d’Anglais, l’avait presque fait descendre. Ses leçons sur les poètes anglais sont le développement de ses idées sur l’art. Il en remonte le cours dans le domaine du génie anglais, comme on revient à la source d’un beau fleuve. Né dans un siècle de prose, parmi des générations utilitaires dont il a déjà combattu les impérieuses prétentions, il croit que la poésie va toujours s’amoindrissant. Faut-il partager son avis ? Comme nous n’imaginons que ce que nous ne pouvons savoir, il semble naturel de penser que le domaine de la science s’agrandit aux dépens de celui de l’imagination. Nous entendons plus d’un critique de ce temps-ci, temps de science positive, exprimer les mêmes craintes. Ces craintes après tout témoignent d’un invincible besoin de l’esprit humain. Le fleuve de poésie, comme les autres, a des affluens ; quand son niveau baisse, quand on voit apparaître le fond, voilà tout à coup, au sortir de ces sables, au détour de ce marécage, un cours nouveau qui vient le grossir et rouler ses eaux dans son lit intarissable. Les leçons d’Hazlitt sur les comiques anglais furent plus que tout autre ouvrage