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titre dont leurs actionnaires ou commettans les ont honorés, et le premier venu, placé à la tête d’une compagnie quelconque, se croit autant de droits au titre de président que le général Grant lui-même.

Cette prétention de se faire appeler général, colonel, président, gouverneur, juge, s’accorde mal avec les principes démocratiques des citoyens de la grande république; cependant, puisque ce n’est après tout qu’une manifestation différente du même sentiment de vanité qui fait commettre en Europe à des hommes d’ailleurs fort honorables des petitesses ayant pour objet la faveur d’obtenir un ruban, une particule ou un costume, il ne nous siérait guère de jeter la pierre aux chasseurs de titres creux américains.

Dans la soirée du 7 mai, je me rendis au Théâtre-Californien pour y voir rassemblé une dernière fois le monde élégant de San-Francisco. Pendant un entracte, la toile se releva, et l’un des acteurs s’approcha de la rampe en habit noir et en cravate blanche. On l’applaudit avant qu’il eût ouvert la bouche. « Messieurs et mesdames, dit-il lorsque le silence se fut rétabli, la direction du Théâtre-Californien vient de recevoir une dépêche télégraphique de l’extrémité du chemin de fer central annonçant que le dernier rail, celui qui unira le Central à l’Union et qui complétera le Grand-Pacifique National, sera posé demain à midi. » L’orateur n’en dit pas davantage, des applaudissemens enthousiastes lui coupèrent la parole. Il remercia le public comme si ces marques d’approbation lui étaient personnelles, et se retira rayonnant de satisfaction. Il fut rappelé jusqu’à trois fois et finalement couvert de fleurs destinées sans doute à une chanteuse qui devait paraître dans une autre pièce.

Le lendemain, samedi 8 mai, tout San-Francisco était en rumeur. On allait célébrer l’achèvement de ce que, dans ces jours d’enthousiasme, on n’appela plus que la grande œuvre, c’est-à-dire la jonction du chemin de fer Central et de l’Union du Pacifique. Cette célébration, qui eut lieu en même temps dans toute la Californie, était cependant un peu prématurée. Le travail, il est vrai, en tant qu’il ne regardait que les Californiens, était en quelque sorte terminé. Les dépêches télégraphiques annonçaient qu’à midi précis on poserait à Promotory-Point le dernier rail sur la dernière traverse du Central-Pacifique ; mais d’un autre côté les travaux du chemin de l’Union n’avaient pas marché, depuis une semaine, avec l’extravagante vitesse que les Californiens, fiévreusement surexcités, avaient imprimée aux leurs. Les unionistes, dont le siège principal était à Chicago et le point de départ à Omaha, ne devaient atteindre que deux jours plus tard le point de jonction. Il aurait été plus juste de ne célébrer l’achèvement de l’œuvre que ce jour-là, le 10 mai ; mais les Californiens avaient fait leur siège : la fermeture des banques et ate-