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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/275

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LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

majesté Guillaume Ier représenta à son maître qu’il était à bout de ressources dans sa lutte sempiternelle avec le parlement, que le conflit suscité par la nouvelle loi militaire s’envenimait de session en session, qu’il était insupportable d’avoir à s’aboucher avec des gens de rien ou de peu, qui disaient non quand on leur disait oui, et d’en recevoir des pierres quand on leur demandait du pain, que sans doute on ne cédait pas et qu’il ne pouvait être question de céder, mais qu’à la longue la couronne compromettait sa dignité dans ce conflit sans cesse renaissant, que, danger pour danger, il y en avait moins à oser qu’à ne rien faire, qu’il fallait étouffer par une entreprise heureuse les aigres contradictions qu’on essuyait chaque année, et qui trouvaient peut-être quelque écho dans le pays, qu’il importait de prouver ipso facto que la loi sur l’armée était bonne et de fermer les bouches libérales avec un peu de cette gloire militaire qui est le meilleur des bâillons, bref que, plutôt que de s’exposer à rencontrer un jour le spectre rouge dans les rues de Berlin, il était mieux entendu de l’aller tuer en Bohême, au son des tambours et des fanfares, et de l’enterrer sous une litière de drapeaux autrichiens.

On assure qu’un soir M. de Bismarck crut avoir ville gagnée et rentra chez lui en disant : « L’affaire est dans le sac. » Le lendemain lui réservait une surprise. En quelques heures, on lui avait défait son ouvrage. Le roi avait employé la nuit à causer avec sa conscience, sa conscience d’autrefois, conscience droite, bien disante et persuasive, qu’il a longtemps consultée, dont il a fini par mépriser les avis parce qu’elle a le grand tort d’être une conscience constitutionnelle et presque parlementaire, peut-être aussi parce qu’ayant toujours raison dans les choses essentielles, elle s’est quelquefois trompée sur les détails. Dans les grandes crises, dans les heures troubles, la fibre s’amollit, on se défend mal contre ses souvenirs, et on se prend à écouter tous les conseils, surtout ceux qu’on avait autrefois l’habitude d’écouter. Revirement complet ! En arrivant au palais, M. de Bismarck trouva un roi qui ne voulait plus entendre à rien, et qui, dit-on, l’interpella très vivement, lui reprocha de le perdre, de conduire la monarchie aux abîmes. L’entraînant dans l’embrasure d’une fenêtre et lui montrant du doigt la statue du grand Frédéric : « On renversera cette statue, lui dit-il, et on la remplacera par un échafaud ! » Le geste acheva la pensée. M. de Bismarck est un grand musicien, et son répertoire est riche. Il ne perdit pas son temps à raisonner, à disputer. Il ne dit qu’un mot, dont l’effet fut magique : « Sire, répliqua-t-il avec un merveilleux sang-froid, si telle est la situation, n’est-il pas plus digne de vous et de moi de mourir sur un champ de bataille, l’épée à la main ? » Il y a dans