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on a fait une paix qui n’en est pas une. La fortune offrait à la Prusse une occasion unique de satisfaire à la fois l’Allemagne et elle-même, et il lui était facile de se concilier le concours des peuples, l’agrément de l’Europe, si elle eût témoigné de son esprit pacifique et de son respect pour les garanties constitutionnelles. Les appétits l’ont emporté sur les nobles ambitions, l’esprit militaire sur l’esprit moderne, la politique d’embrouillement sur la politique de franchise. Qui trompe-t-on ici ? comme dit Figaro. Il fallait choisir ou de s’agrandir et de rendre l’Allemagne à elle-même, ou de se mettre à la tête de l’Allemagne en renonçant à s’agrandir, car se dire Allemand, déclarer qu’on avait fait la guerre pour l’Allemagne, pour les intérêts de la grande patrie, et en même temps exercer sur les Allemands du Hanovre et de la Hesse le droit de conquête comme on l’eût fait sur des étrangers, la contradiction était trop flagrante, c’était démasquer trop ouvertement ses véritables visées. Et qu’on ne cite pas l’exemple du Piémont, lequel a conquis la péninsule sur l’étranger et sur des dynasties vassales et clientes de l’étranger, sans compter qu’il lui apportait toutes les libertés, sans compter qu’il a pour ainsi dire disparu dans sa victoire, et qu’il s’est anéanti volontairement au profit de cette Italie qu’il avait créée de son sang. — Si vous êtes des Allemands, pouvaient dire à la Prusse les Hanovriens et les Hessois, d’où vient que vous tenez si fort à faire de nous des Prussiens ? Si vous êtes nos protecteurs naturels, pourquoi nous prenez-vous ? Si nous sommes votre sang et votre famille, pourquoi commencez-vous par démarquer notre argenterie et notre linge pour y graver des aigles prussiennes ? — Si vous faites des conquêtes en Allemagne, pouvaient s’écrier de leur côté les Saxons, c’est qu’apparemment vous n’êtes pas des Allemands. Confessez-le franchement, et puisqu’on peut dire encore de vous ce que le marquis d’Argenson disait du grand Frédéric : il fait son pot à part, — ne vous mêlez pas de nos affaires, laissez les Allemands s’arranger entre eux, et de grâce respectez le pot des autres.

Les chasseurs ont depuis longtemps découvert qu’il est dangereux de courir deux lièvres à la fois. Prétendre concilier les annexions et les conquêtes morales, le bonheur de s’agrandir et cet ascendant que donne le désintéressement politique, qui est souvent le meilleur des calculs, vraiment c’est vouloir l’impossible. Aussi les vrais libéraux prussiens, élite d’esprits supérieurs et éclairés, très attachés à leur pays, mais qui ne laissent pas d’avoir la fibre allemande, ont-ils amèrement déploré les annexions. Ils ont senti que c’en était fait du prestige moral de la Prusse, que désormais il n’était plus possible de croire à sa mission allemande, que les espérances de l’Allemagne étaient indéfiniment ajournées. Au lende-