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LA PRUSSE ET L’ALLEMAGNE.

Saxe. Un autre, recourant à des arguties byzantines pour concilier le droit de conquête avec le droit moderne, prétendait que la souveraineté des états secondaires était quelque chose de contraire à l’histoire, etwas unhistorisches, un abus imposé à l’Allemagne par Napoléon Ier, et qu’en prenant le Hanovre on faisait non pas une annexion, mais une réunion. Achever l’unité allemande en centralisant le nord et en conquérant le sud, voilà le mot d’ordre du parti. Les mêmes gens qui avaient repoussé le verre de gloire qu’on leur présentait en sont venus à vouloir défoncer le tonneau. Ce n’est pas qu’au milieu de leurs fumées ils oublient la liberté, leur ancien amour, mais ils savent que les circonstances lui sont peu favorables ; désespérant de son prochain triomphe, ils se distraient de leur chagrin par des rêves fiévreux de grandeur. Ils veulent commencer par l’unité, ils arriveront plus tard à se rendre libres, comme si l’épée avait jamais fondé la liberté, comme si l’épée ne gardait pas pour elle tout ce qu’elle prend, comme s’il était d’exemple dans l’histoire que des canons victorieux aient fait hommage de leurs conquêtes à un parlement. Il est vraiment curieux de voir l’organe principal du parti, la Gazette nationale, présenter un jour à ses lecteurs prussiens un tableau lugubre de la situation intérieure, déplorer l’absence des garanties constitutionnelles et prophétiser à la liberté une longue suite de jours sombres et douloureux, puis le lendemain, s’adressant aux Allemands du sud, censurer aigrement leur particularisme, leur peu de sentiment national, leur amitié pour l’étranger, leur reprocher de. ne s’être pas encore annexés à la Prusse. Ils pourraient répondre : Avant de nous inviter chez vous, faites de grâce que votre maison soit logeable.

Qui ne connaît le charmant conte des Deux Maîtresses ? L’auteur a voulu prouver qu’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Son héros, nommé Valentin, avait partagé son cœur entre une marquise et une bourgeoise, et tantôt son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfant prodigue, le faisaient prendre pour quelque talon rouge d’autrefois, tantôt on ne voyait plus en lui qu’un modeste étudiant de province se promenant son livre sous le bras. Cependant, dit l’histoire, il gardait dans ses bizarreries un reste de logique, et, s’il y avait en lui deux hommes, ils ne se confondaient pas. Les libéraux-nationaux sont comme ce Valentin, ils ont deux maîtresses, la liberté et la gloire, et ils les adorent l’une et l’autre. Aussi les appelle-t-on en Allemagne les hommes aux deux âmes, die Zweiseelenmänner.

Si le gouvernement prussien avait ses caisses pleines, il pourrait à la rigueur se soucier modérément des déplaisirs et des rancunes des nationaux-libéraux. C’est un axiome de la politique prussienne