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à merveille de la solitude ; il y a en lui un romantique à qui son cheval et ses sapins font compagnie ; mais, tant qu’il n’aura pas repris son poste à la barre du gouvernail, il y aura je ne sais quoi d’incohérent et d’anormal dans la politique prussienne. Quoi qu’on lui puisse reprocher, M. de Bismarck a le sentiment des situations et peu de goût pour les dangereuses folies. Plaise à Dieu qu’il n’ait jamais à s’occuper de se rendre nécessaire ! Tant de raisons militent pour le maintien de la paix, qu’elle a peu de risques à courir tant qu’il sera content de lui-même et de sa situation dans le monde. Plaise à Dieu qu’il n’en soit jamais réduit à frapper un grand coup pour raffermir sa fortune chancelante ou pour tirer la Prusse d’un nouveau conflit ! Cela pourrait venir, quelque invraisemblable que cela paraisse, surtout si par malheur les difficultés intérieures de l’Autriche et les embarras révolutionnaires de la France condamnaient un jour ces deux gouvernemens à l’inertie et à l’impuissance. Le Mein serait bientôt franchi, et, sauf une élite d’esprits très sages et très sensés, Berlin battrait des mains.

La situation intérieure de la Prusse, les passions un peu factices des partis, qui, privés de satisfactions au dedans, en cherchent au dehors, voilà le point noir, voilà ce qui menace la paix de l’Europe. En vérité, il n’y a d’impatiens que sur les bords de la Sprée et à Carlsruhe. Les Allemands ne craignent pas les longues échéances, ils sont assurés de ne pas changer d’idée en chemin, et n’est-il pas facile de prendre patience quand on aperçoit quelque chose devant soi ? Ce quelque chose dont on s’occupe d’avance et qui créerait à l’Allemagne une situation nouvelle, c’est l’avènement possible ou même probable du libéralisme sur le trône de Prusse dans la personne d’un prince ouvert aux idées modernes et plus Allemand que Prussien. Nous causions un jour de ce futur contingent avec l’un des grands politiques du midi ; nous lui demandions si l’inauguration d’un régime libéral en Prusse ne changerait pas la face des choses et ne ferait pas tomber d’un coup les résistances souabes et bavaroises. « Il faut d’abord, répondit-il, savoir si un prince royal ne change pas d’idée en arrivant sur le trône, secondement si on le croira, troisièmement s’il trouvera des hommes. De toute façon, il aura beaucoup à faire. » Ajoutons qu’il aura beaucoup à défaire, et qu’à Berlin défaire est malaisé. Quiconque observera de près le tempérament de la Prusse, ses traditions, ses institutions, l’esprit de son peuple, surtout ce que ses maîtres ont fait depuis 1866, se convaincra que la situation actuelle est un provisoire qu’il est difficile de faire durer, et qu’il n’est pas moins difficile de détruire.


VICTOR CHERBULIEZ.