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chands se plaindre aux juges de San-Francisco ou de Sacramento. C’était un acte sage, mais d’une illégalité flagrante. La compagnie aima mieux payer des amendes aux plaignans que de souffrir plus longtemps les ravages de l’intempérance parmi les ouvriers. Chose singulière, on n’est pas, sur cette terre classique de la liberté, aussi scrupuleux que nous pourrions l’être en Europe : la violence, si elle est jugée nécessaire, n’y a rien qui blesse, et on la pratique ouvertement. « Je suis d’avis, écrivait l’ingénieur Evans au vice-président Durant, qu’il faut, exterminer les Indiens ou du moins en réduire le nombre au point de les rendre inoffensifs. Pour en arriver là, on doit leur faire une guerre de sauvages et user de moyens que les non-intéressés qualifieront de barbares. Je suis persuadé qu’en fin de compte cette manière d’agir sera au fond la plus charitable et la plus humaine[1]. »

Je ne m’arrête plus aux embarras financiers que les deux compagnies eurent encore à démêler, et dont la principale cause fut la rareté du numéraire durant la guerre civile. Qu’il suffise de dire que ces derniers obstacles furent victorieusement surmontés, et que les travaux purent marcher lentement d’abord, et plus tard avec une rapidité sans égale. J’ai cité plus haut un paragraphe de l’acte du congrès en vertu duquel les subventions de l’état revenaient de droit aux compagnies en raison directe de la longueur de ligne construite par chacune d’elles. Lorsque les deux sections se rapprochèrent de plus en plus l’une de l’autre, cette particularité devint la cause d’une véritable course au clocher. A mesure que les travaux avançaient, on voyait plus clairement dans le public que la voie ferrée du Pacifique était une noble entreprise au point de vue de l’état en même temps qu’une affaire lucrative pour les entrepreneurs. Dans les environs du point de raccord, les terrains ne pouvaient manquer d’acquérir une valeur exceptionnelle. Il était important d’obtenir le contrôle de la section voisine du Lac-Salé, où le trafic devait être considérable. Puis l’amour-propre s’en mêla; ce fut entre les compagnies rivales à qui irait le plus vite. Les extrémités de chaque section présentaient un spectacle des plus curieux; les parties en cours d’exécution depuis Omaha et Sacramento étaient aussi animées que si elles eussent été en pleine exploitation. On ne songeait plus à la dépense : l’essentiel était d’aller vite. Le nombre d’ouvriers employés atteignit en ce moment son maximum ; le matériel et les provisions affluaient vers les points occupés — sans relâche et naturellement pour ainsi dire. Il y eut beaucoup de gaspillage : un train venait-il à dérailler, on se contentait d’en retirer ce qui était entier, laissant le reste pourrir

  1. Rapport du 15 janvier 1855.